XI. Inconscience politique

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J'ignorai superbement le gosse et me levai pour aller dresser la table. Paul m'emboîta le pas. Il s'approcha de moi et me glissa à l'oreille:

- C'est vrai, je suis qui pour toi?

Sa taquinerie m'agaçait. Elle ne me rappelait que trop bien que nous formions un couple depuis même pas 12 heures. Et en 12 heures, nous avions réussi à faire nos courses ensemble, déjeuner ensemble, faire (deux fois) l'amour ensemble et passer une soirée chez des amis ensemble. A ce rythme, je devrais rencontrer ses parents d'ici deux heures!

A table, l'ambiance fut sympa et détendue. Sophie et Marc géraient parfaitement, vu de l'extérieur, leurs problèmes de couple. Audrey et Seb, après nous avoir raconté leur périple en Inde à grand renfort de détails, enchainaient déjà sur leur prochain voyage (sans doute la Nouvelle-Zélande). Cédric et Céline quant à eux passaient plus de temps hors de table qu'à prendre part à la conversation: ils tentèrent sans succès durant toute la soirée de maîtriser leurs deux rejetons. "Touche pas à ça. Arrête de crier. N'embête pas ton frère. Où as-tu appris ce gros mot? Je veux plus vous entendre." etc. Ils revenaient invariablement en nous regardant avec tendresse: "Ah la la ces gosses, ils ont du caractère hein? C'est bien qu'ils s'affirment ainsi". C'est bien? Nous avions envie de leur répondre que, non, ce n'était pas bien. C'était même usant. Que nous avions tous eu, chacun notre tour, envie de les claquer. Je ne savais pas comment faisait Emma pour survivre parmi ces deux piles électriques. Elle regardait sagement "La reine des neiges" en DVD, sans se soucier du reste, et dodelinait de la tête pendant le fameux passage "Libérééééée délivréééée..."

Cynthia faisait des allers-retours en cuisine. Je la sentais stressée et concentrée, comme si elle recevait la famille royale britannique. Sans me l'avouer, j'éprouvais un peu d'empathie à son égard. Nous n'étions pas très sympas avec elle, et nous la considérions plus comme un divertissement qu'une amie. Elle avait pourtant un bon fond, c'était une fille sincère, bien que naïve et en décalage permanent. Elle entreprit à un moment de nous expliquer fièrement qu'elle était en train de monter sa propre boîte. Au chômage depuis plus de deux ans, l'initiative était courageuse. Quant elle commença à développer son projet, je fus prise d'un fou rire qui me conduisit directement au fond de la cour, sous peine de me fâcher définitivement avec Eric. L'idée maîtresse de son futur business, placé sous le signe du tourisme gastronomique, était d'organiser des tours de France pour les Japonais au fil des restaurants... japonais. Convaincue d'avoir été touchée par le génie des affaires, elle nous expliquait comment nos amis nippons se presseraient pour visiter le pays de la gastronomie en  mangeant japonais matin, midi et soir. Elle évoquait déjà les partenariats qu'elle nouerait avec les restaurateurs et les tours operators.

J'allumai une cigarette lorsque Paul me rejoignit.

- Comment tu vas? me demanda-t-il.

Je pleurais de rire toute seule. Il me prit dans ses bras et se mit à rire avec moi. Nous restâmes un moment comme deux enfants faisant une bêtise et se protégeant mutuellement.

J'appréciais toutefois qu'il ne me fasse pas de remarque sur le tabac. Lui, grand sportif, aurait en théorie du me sortir la liste habituelle: c'est pas bon pour la santé. Tu vas avoir un cancer. Ca pue. C'est cher. Ca jaunit les dents. Tu perds le souffle. Et le goût des aliments.

A notre retour, je compris avec regret que la conversation s'était orientée vers la politique. Je ne savais évidemment pas encore quelle était la sensibilité de Paul sur ce plan-là, bien que j'eusse exploré d'autres facettes de sa sensibilité un peu plus tôt dans la journée... A nous tous, nous représentions à peu près tous les courants politiques, tous les partis et tous les candidats. Pas un n'était d'accord avec l'autre. Ce genre de conversation finissait généralement par une engueulade générale, jusqu'à ce que le moment du digestif nous réconcilie. Nous avons eu droit à tout, un véritable plateau d'experts digne de BFMTV. En vrac et dans le désordre:

- Oui, le retour de Sarkozy est le meilleur moyen de faire gagner la droite

- Y a que Mélenchon qui est sincère dans son discours

- On a beau dire, Marine, au moins elle comprend les vrais problèmes des Français

- Quelle équipe de bras cassés au gouvernement

- De toute façon, tous des pourris!

- Ah, si le Général était encore là, ça se passerait pas comme ça

- Au moins les socialistes, ils font de vraies réformes de société

- Fillon, c'est le seul qui propose un vrai programme

Etc. Etc.

Paul semblait amusé, tout en prenant bien soin de ne pas s'immiscer dans le débat. Je m'aperçus que le ton commençait à monter entre Audrey, très à gauche ("j'ai vu trop de misère dans le monde pour ne pas m'en soucier. Il n'y a que les communistes et le front de gauche qui prennent réellement en compte ces problèmes") et Cédric, très à droite ("Ce n'est pas parce qu'on vote le Pen qu'on est facho, désolé! Ce qu'elle dit, c'est la seule à oser en parler. Oui, il y a de la misère dans le monde. Mais comme comme disait l'autre*, la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde!")

Pour couper court à ce qui s'annonçait être un duel sanglant, je demandais à Cynthia de sonner l'heure du digestif.

Même au moment de trinquer, Audrey et Cédric s'échangèrent un regard mauvais. "Faut arrêter le monde des Bisounours" semblait penser l'un, tandis que les yeux de l'autre lui répondaient "espèce de facho va!"

Pour distraire l'ambiance, Eric lança soudain (sans réfléchir visiblement, dans un sursaut de désespoir afin de ne pas gâcher sa soirée):

- Hé! Ca fait longtemps qu'on a pas passé un week end entre potes! Dans trois semaines y a le pont du 14 juillet. Ca vous dit qu'on s'organise un truc?

Je réservai prudemment ma réponse...

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* NDLR: "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde", déclaration de Michel Rocard sur un plateau télé en 1989. La formule surprit d'autant plus qu'elle émanait d'un homme de gauche et fit date de ce point de vue. Elle est aujourd'hui réutilisée à toutes les sauces, à droite comme à gauche!

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