Abandon

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16 h 25, 14 février

Prétendre que l'apparence ne compte pas est un mensonge.

La vue est un sens sur lequel nous nous appuyons, sans réfléchir. Combien de personnes s'interrogent à la vue d'une barbe ? Combien de personnes s'attendent à ce qu'une jeune femme noire connaisse le twerk ? Combien de personnes vous jugent négligé ou avec une bonne situation, juste, à cause de vos vêtements ? Combien personnes nient un handicap à cause de l'invisibilité de ce dernier ?

Ce mensonge dans lequel nous nous enfoncions tous, m'avait incité à repousser, jour après jour, l'inéluctable. Au bout de trois semaines, je m'étais enfin décidé à me lancer dans le grand bain de la vérité.

Les battements de mon cœur résonnaient jusque dans mes oreilles, tandis que je préparais ma corde pour ce saut, qui risquait de changer ma vie. Aram lui avait redonné des touches de couleurs, dans un tourbillon de joie de vivre. Cette bonne humeur permanente atténuait ma mélancolie et mes craintes d'un avenir professionnel incertain. Pourtant, mon ami et moi, nous étions de bons architectes d'intérieur. Seulement, nos qualités techniques ne suffisaient pas au démarrage de notre affaire. Nos rêves avaient pris une mauvaise tournure, et ma vie intime restait au point mort.

À chaque fois que je croyais avoir rencontré le bon, la réalité se chargeait de me dévoiler son vrai visage.

Naviguant de déception en déception, mon frêle voilier avait accepté de jeter l'ancre dans un port où le bonheur se présentait en état d'esprit quotidien. À ses côtés, tout semblait facile. À ses côtés, les doutes s'effaçaient. À ses côtés, je me disais que la chance de ma vie tambourinait à ma porte.

Rendu méfiant par mes précédentes expériences, mon cerveau avait décidé de le tester. J'esquivais chaque contact trop intime, repoussais le passage à l'acte, mais contrairement à d'autres, il ne partait pas. « C'est pas grave ! » répétait-il en glissant ses longs doigts dans mes cheveux rêches.

Les pires maux naissent, parfois, de doux mots.

Il fallait que je sache qui se cachait derrière cette gentillesse et cette patience d'ange.

Vêtu d'un simple pantalon souple en coton, je guettais la course des aiguilles de la pendule, accrochée à un mur en briques. Au bout de quelques minutes, je m'allongeai sur mon canapé et enfouis mon visage dans un coussin moelleux. Très vite, mon corps se redressa. Je partis dans la cuisine, attrapais un verre et me versais une rasade de jus d'orange sanguine. Le liquide disparut en une gorgée. Je le reposai sur le bord de l'évier, pour le troquer contre deux cuillères avec lesquelles je me mis à jouer l'air de la marche funèbre. Avec mon talent inexistant pour la musique, le résultat escompté était très loin. Ça ne m'empêchait de me déhancher et de me lancer dans une nouvelle tentative avec Heavy Fuel de Dire Straits.

L'un des ustensiles finit devant ma bouche.

My life makes perfect sense, Lust and food and violence, Sex and money are my ma-

Une sonnerie interrompit ma magnifique prestation, alors que je donnais le meilleur de moi-même.

Je filai dans le hall, mais j'inspirai un grand coup avant d'ouvrir.

Le premier regard d'Aram ne fut pas pour ma tenue, mais pour ce qui se trouvait dans l'une de mes mains.

— Je peux savoir ce que tu fous avec ça, et salut, dit-il tout en entrant.

— Je faisais de la vaisselle, mentis-je.

— À cette heure-ci ? insista-t-il en haussant un sourcil.

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