Tempête de solitude

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Je m'appelle Virginie.

Et, depuis toujours – c'est-à-dire depuis bientôt trente-quatre ans –, je suis grosse. Mais genre, vraiment grosse. Pour tout vous dire, sur mon iPhone, mon application Santé indique « Obésité morbide », par rapport à mon IMC. Bon, du coup, j'ai une grosse poitrine, mais c'est à peu près tout ce que j'ai à offrir, et manifestement ça ne suffit pas.

Mon seul petit ami est un canard vibrant, mais je suis tellement grosse que c'est à peine si j'arrive à l'utiliser. Je n'ai pas de petit ami, et je n'en aurai jamais, parce qu'il ne faut pas se leurrer : je n'ai rien à offrir à un homme. Bien sûr, je peux toujours être la bonne copine, mais je ne serai toujours que ça. Je ne supporte plus mes « copines » qui me disent que je ne dois pas m'inquiéter, que « la beauté est à l'intérieur », et qu'un mec finira bien par m'aimer. C'est des conneries, tout ça, et je ne suis pas assez conne pour ne pas le comprendre.

La beauté intérieure ?

Mon cul.

Il ne faut pas se leurrer, le physique, ça compte. Ce n'est pas suffisant, ce n'est pas l'essentiel, mais c'est nécessaire. Je sais bien qu'aucun mec – même moche – ne voudra jamais me baiser. C'est une évidence. Et je sais bien que ça ne changera jamais. Parfois, je voudrais être stérilisée, « castrée », je voudrais que mes désirs et mes pulsions s'arrêtent, car à partir du moment où mes désirs ne pourront jamais être satisfaits, à quoi bon ? Je comprends bien que le désir est nécessaire, que c'est une bonne chose – pourvu que le désir puisse être, au moins partiellement, satisfait. Ce qui n'est pas et ne sera jamais mon cas.

Il existe soi-disant des grosses heureuses, des femmes « qui s'assument », comme on dit.

Je n'en connais pas.

Ou alors, c'est parce qu'elles ne sont pas si grosses que ça. Vous savez, nous, les grosses, les vraies, nous vouons une haine sans borne aux fausses grosses, celles qui se plaignent mais qui sont tout de même jolies, et qui arrivent à sortir avec des mecs. Le mythe de la grosse épanouie, ça fait longtemps que je n'y crois plus. Les séries TV américaines ne ménagent pas leurs efforts pour essayer de nous y faire croire, mais ça ne prend pas. Probable qu'ils essaient de caresser dans le sens du poil les grosses ménagères américaines, je ne sais pas. Mais à part quelques chanteuses, qui prétendent assumer leurs rondeurs – mais font tout de même tout pour maigrir –, moi, je vous le dis tout net : une femme grosse n'est pas et ne peut pas être une femme heureuse. Dire le contraire relève du mensonge ou de la naïveté. Entre nous, vous savez, on parle. Peu. Mais on se comprend. Je sais lire, dans un regard, la tristesse, la souffrance et la solitude. On n'en dit pas plus.

Parce qu'il n'y a rien à redire.

Je suis pionne dans un lycée ou, plutôt, « assistante sociale » comme on dit. Et je ne supporte plus de voir tous ces beaux mecs, et ces belles nanas, qui couchent dans tous les sens, insouciants, changeant de partenaire comme de chemise. Sans déconner, les lycéens – et les collégiens –, aujourd'hui, c'est show-time. Eux, ils baisent dans tous les sens, ils couchent comme ils respirent, ils ne comprennent pas la chance qu'ils ont. Pour moi, le sexe restera un fantasme – à tout jamais. Et, en tant qu'assistante sociale, j'ai droit à la totale. Des jeunes petites pouffes qui viennent me raconter leurs histoires sordides, pensant que je suis leur bonne copine, ou qui viennent pleurer dans mon bureau parce qu'elles viennent de se faire plaquer par un beau gosse – et le lendemain, elles sont déjà avec un autre.

Bref, je suis une grosse frustrée. Un des rares trucs qui me détend, c'est la bouffe. Et je peux vous dire que je suis une putain de bonne cuisinière. Mais je n'ose jamais en parler, et je n'ose jamais inviter personne à dîner (probable que personne n'accepterait, mais ce n'est pas la question). En effet, une obèse qui aime la bouffe, ça attire le mépris. Les gens pensent forcément que je suis grosse parce que je bouffe tout le temps, parce que je ne pense qu'à ça. Les gens pensent que je n'essaie pas de m'en sortir, ils se disent que je ne suis qu'un gros thon fainéant. Bon, je ne peux pas leur donner tout à fait tort, puisque j'ai lâché l'affaire. Mais qu'ils puissent penser que je n'ai jamais essayé, qu'ils puissent penser que je n'ai pas souffert, que je ne me suis pas fait violence des centaines de fois, ça, je ne peux plus le supporter. Je ne leur inspire que du mépris, alors je ne peux plus supporter que l'on me juge parce que je bouffe. J'ai tout essayé. Même l'anneau gastrique n'a pas marché. Mon médecin me l'a fait retirer.

Tempête de solitudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant