Deux jours sont passés depuis que j'ai parlé à Justin à la fin du cours d'anglais, et je ne m'en suis toujours pas remise. Où est passé ce foutu mécanisme qui me permet de « rebondir » ? Je pense que ces satanés ressorts ont dû se casser. Je m'en suis servie si souvent qu'ils en ont probablement eu marre de me faire rebondir chaque fois que je leur tombe dessus.
Cette fois-ci, ça ne tient qu'à moi. Ça ne tient qu'à moi de me ressaisir et de m'extirper des bas-fonds émotionnels dans lesquels je me suis plongée.
Il faudrait aussi que je me fasse pousser une paire de couilles par magie pour aller jusqu'à la fraternité récupérer les livres que j'ai laissés là- bas, parce que ce n'est pas en la regardant tristement depuis ma fenêtre qu'ils vont revenir tout seuls. Voir Justin... dans une salle de cours c'est une chose, mais à la fraternité ? Dans sa résidence ? Sa chambre ?
Est-ce que je vais savoir gérer ça ?
Si j'y vais, est-ce que je vais revenir encore plus abattue ?
Non, non, je ne suis pas abattue. Je suis forte, comme il a dit. Et je peux aller là-bas. Je peux le faire.
J'enfile mes chaussures, passe nerveusement ma main dans mes cheveux et referme la porte derrière moi. Je descends lentement les escaliers, et j'ai l'impression que mes pas résonnent dans le couloir vide. Je frissonne malgré la chaude soirée et serre mes bras contre moi.
Je fais une pause sur le trottoir devant la fraternité et la porte s'ouvre. Kyle.
- Maddie ? dit-il en fronçant les sourcils, surpris.
- Je, heu... Justin est là ? je demande doucement.
- Ouais, il est là. Je croyais que tu...
- Non. C'est juste que... j'ai laissé quelques bouquins ici. (Je baisse les yeux.) Je dois les récupérer.
- Oh, bien sûr. Donne-moi une minute. Je vais te les chercher.
Je hoche la tête et entends la porte se refermer. Je remue, mal à l'aise, en pliant les genoux et examinant les fissures sur le trottoir.
Ces pavés étaient un jour parfaits et intacts, mais aujourd'hui ils sont fissurés et cassés. Comme moi.
- Maddie ? lance Justin d'une voix hésitante.
C'est un ton que je n'ai jamais entendu avant.
- Salut.
Je lève les yeux et me force à sourire. Je dissimule les battements frénétiques de mon cœur et le tremblement de mes mains.
- J'ai tes livres.
Il sort et me les tend. Je serre les dents et maudis mes mains tremblantes.
- Tu as froid ?
- Heu, un peu. Je crois que le changement de température me rend malade. (Mensonge.) Je vais y retourner.
Je colle les livres contre moi et m'apprête à partir.
- Ça va ? Ton père... ça va ?
J'aurais préféré qu'il ne me pose pas la question.
- Ouais. Je vais bien. Mon père aussi. (Je souris faiblement et commets l'erreur de croiser son regard.) Quoi ?
Il soupire.
- Tu mens.
- Pourquoi voudrais-tu que je mente ? Je vais bien, Justin, comme toi. (Mes paroles sonnent creux, même à mes propres oreilles.) J'avais besoin de m'éloigner, et maintenant je suis revenue. Je vais bien. Je suis sûre que tu as repris ta vie comme avant qu'on fasse ce jeu...
- Tu te trompes.
Il fait claquer la porte derrière lui et dévale les marches vers moi. Je recule.
- Justin...
- C'est pas comme c'était avant toi, Maddie, pas du tout. Je suis peut-être tout aussi seul et pathétique, mais c'est pas pareil, parce qu'il y aura jamais quelqu'un d'autre comme toi. C'est juste impossible. (Il s'arrête devant moi et baisse les yeux. Ses poings sont crispés sur les côtés de son corps.) Toi... c'est toi. Personne d'autre. Sans toi, rien n'a plus la moindre putain d'importance. Sans toi...
Il grogne et me touche la tempe, enfonçant légèrement ses doigts dans mes cheveux. Je déglutis pour faire passer le nœud dans ma gorge et retenir mes larmes.
- Sans moi, ta vie vaut bien mieux, je laisse échapper en reculant.
Je tourne les talons et traverse la rue en courant.
- Sans toi c'est que de la merde, mon ange ! crie Justin derrière moi. Tu m'as donné un sens. Grâce à toi, chaque jour en valait la peine ! Alors t'as tout faux ! Avant... Avant, c'était avant que je t'aie dans ma vie. Maintenant que je t'ai eue et que je t'ai perdue, plus rien n'est comparable, Maddie !
Je secoue la tête en accélérant le pas, en le laissant planté là. Les larmes coulent librement sur mes joues et je suis secouée d'un sanglot. Je plaque ma main sur ma bouche. J'entre le code sur le boîtier à travers mes larmes et grimpe les escaliers deux par deux.
La porte de ma chambre s'ouvre devant moi et Kay me tend les bras. Je laisse tomber les livres par terre et m'effondre contre elle.
- J'en ai marre ! hurle Lila en jetant son stylo sur le mur derrière moi. J'en ai marre !
- La ferme ! réplique Megan en levant un doigt. (Elle murmure quelque chose dans sa barbe et griffonne quelque chose sur le livre devant elle.) OK, continue.
- Comme c'est gentil, lâche Lila avant de tourner les yeux vers moi. Toi ! J'en ai marre.
- Moi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? je demande en regardant Megan.
- J'en ai marre de te voir tirer la tronche ! s'exclame Lila. J'en ai vraiment marre. J'en peux plus. Je vais te coller un putain de sourire là-des- sus même s'il doit être forcé !
- Je vais bien, Lila. (Je reporte mon attention sur l'ordinateur portable posé devant moi.) Vraiment. Pas la peine de me tirer les coins de la bouche avec tes doigts.
- T'es qu'une menteuse. Et ne me tente pas, Maddie Stevens, parce que je serais bien capable de le faire ! elle menace.
- J'en doute pas, je réponds sèchement.
Megan pouffe de rire.
- Il y a une fête demain soir à la fraternité. Et. Tu. Y. Vas.
- Non. Je. N'y. Vais. Pas.
- Si tu y vas !
- Je n'y vais pas, Lila. Ça n'a rien à voir avec Justin, ou même avec le fait de le croiser. J'ai simplement pas envie d'y aller, d'accord ? J'ai des tonnes de cours à rattraper de la semaine dernière.
- N'importe quoi ! s'exclame Megan en faisant voler son stylo dans la pièce. Je dis que c'est n'importe quoi ! Tu as déjà tout rattrapé. Et le principal c'était pour l'anglais et tu l'as déjà fait. C'est un prétexte.
- C'est pas un prétexte, je riposte mollement.
- Tout ça parce que tu veux pas le voir... commence Lila.
- Je l'ai vu quatre fois cette semaine et je lui ai parlé deux fois. (Je hausse les sourcils.) Je n'ai aucun problème à voir Justin Bieber.
Ma mâchoire se crispe.
Lila secoue la tête.
- Tu ne veux toujours pas le voir. Je soupire.
- Si, je veux bien le voir. (Je détourne les yeux.) Mais après ce qui s'est passé devant la fraternité, j'ai peur qu'en le voyant, je me jette sur lui pour l'embrasser au lieu de lui donner un coup de pied dans les couilles comme j'en ai vraiment envie.
Je hausse une épaule et Megan glousse.
- Alors il faut absolument que tu viennes, parce que l'un comme l'autre, ça risque d'être très amusant.
- Vous allez me forcer à y aller, hein ? je demande en les regardant tour à tour.
- Maddie, ma chérie, commence Lila d'une voix plus douce. Je t'adore, mais ça fait trois semaines. Je ne vais plus te laisser continuer à broyer du noir. Tu viens avec nous.
Je suppose que l'affaire est réglée.
