Dans ma chambre, l'obscurité était omniprésente. Seuls quelques rayons de lune perçaient à travers le rideau occultant, agrandissant les ombres provenant des objets et des meubles. Allongé sur mon lit, je réfléchissais, me laissant dériver au gré de mes pensées. Je songeais à ma confortable maison. Toute en pierres grises, avec sa porte en bois massif et ses larges fenêtres, elle détonnait dans le style du grand Nord. Le fait qu'elle soit à l'orée de la forêt, à l'écart du village, ne lui apportait que plus de prestige, de cachet.
Cette vaste étendue épineuse, recouverte d'un filet de neige trônait derrière mon logis. Abritant diverses espèces, que ce soit loups, sangliers, renards ou lièvres, ce bois était apaisant. Emplie de sapins, chênes et bouleaux cette forêt était très bariolée, au printemps comme en automne. Les feuilles se colorent, puis s'envolent sur le courant du vent, pareilles à mes pensées qui voguent désormais sur ma propre personne.
Mes courts cheveux couleurs d'ébène contrastaient avec ma peau diaphane. Mes yeux noisette étaient plus ou moins clairs selon le jeu d'ombres. Ma mâchoire était assez carrée. Mon corps svelte semblait taillé pour la course, même si je savais me défendre au corps à corps. Il m'était bien utile, car l'endurance n'était, pour moi, pas qu'une discipline sportive. C'était une passion dévorante. Quand je courais, je pouvais être seul, je pouvais penser en toute liberté, je découvrais les paysages magnifiques où je m'entrainais, et je les immortalisais par la photographie.
Alors que je réfléchissais, un cri strident me fit sursauter, éparpillant les pauvres feuilles qu'étaient mes pensées. Le hurlement reprit de plus bel, telle une symphonie macabre, me faisant frissonner. Je me couvris les oreilles, faisant fi de la chaleur ambiante causée par les radiateurs. Malgré l'oreiller, les appels qui me glaçaient le sang me parvenaient toujours.
Je décidai alors de me lever et de partir à la source de ce bruit. Je sortis en vitesse de ma grande bâtisse, et m'avançai d'un pas raide vers la forêt. Les cris se faisaient toujours entendre. Ils étaient empreints de sentiments comme la peur, l'épouvante ou l'horreur, mais ces hurlements étaient indubitablement humains. Une personne souffrait ou était effrayée. Ils me rappelaient les gémissements que je poussais, lorsque mon père me battait quand je rentrais de l'école.
J'avançai encore de quelques pas, passai la limite, et me retrouvai dans la forêt qui habituellement m'était familière. Aujourd'hui le sentiment que je ressentais était tout autre, mais je n'arrivais pas à mettre de mot dessus. La chair de poule me gagnait lorsqu'une grosse bourrasque passa. Je continuai à marcher dans la forêt, allant de plus en plus profondément dans ce bois. Il m'était difficile de différencier les craquements des branches et des feuilles mortes sous mes pas, des bruits assez suspects qui provenaient de la forêt. Mon ouïe me faisait progresser vers la personne. J'entendais ces cris, aussi clairement qu'on entend la radio. Ma vue était floue, et dans la noirceur nocturne, je ne distinguais pas grand-chose. Je pouvais discerner les formes, mais je n'aurais pas pu dire de quelles couleurs étaient chaque arbre, feuille ou fleur. Mon toucher aussi me servait : je m'appuyais sur les arbres pour ne pas prendre le risque de trébucher sur des racines et de tomber.
Malheureusement, quelques mètres plus loin, un enchevêtrement de bois noueux eut raison de moi. Je vacillai quelques secondes, puis basculai dans le vide. Inconsciemment, je cherchai à me rattraper, mais mes bras ne se refermaient que sur l'air. Mes jambes ployèrent, emportant les racines dans leur chute.
Je me relevai, un goût métallique dans la bouche, comme du sang, une sensation de fer envahit mon palais. Je regardai mon corps, les articulations douloureuses, les genoux rougis par ce précieux liquide vital, mais sans fracture. Le bilan était plutôt positif. Non sans mal, je me remis à avancer, poussé par l'idée qu'une personne avait beaucoup plus mal, et que j'étais peut-être le seul à pouvoir lui venir en aide. Je continuais à marcher pendant un laps de temps indéfini. J'atteignis enfin le lieu où les cris semblaient avoir retenti.
Personne n'était là. Je cherchai dans les alentours, mais il n'y avait aucune autre présence que moi. Aucune trace, autres que les miennes, n'était visible. Il n'y avait pas non plus de marques ensanglantées. Je repartis dans la direction de mon logis. Peut-être avais-je rêvé. Ou peut-être que j'avais confondu ces cris avec un loup qui hurlait à la lune. A environ dix mètres du lieu de mon arrêt, les cris reprirent. Je retournai sur mes pas sans un bruit, dans l'espoir d'apercevoir l'animal.
Malheureusement, je ne vis qu'une pâle et lugubre lueur blanche, qui me parut étrangement bizarre. Une aura funeste émanait de cet être. Elle me fit tellement peur, que mes cheveux de jais se dressèrent sur mon crâne. Mon corps fut parcouru de frissons, et je tremblais de tout mon être en prenant mes jambes à mon cou.
J'avançai aussi rapidement que l'éclair et la foudre. Je n'avais jamais, lors d'aucune de mes courses solitaires, couru aussi vite. Une sensation peu commune, semblable à l'angoisse et à la panique, prit possession de mes entrailles. Un mal de ventre me gagna, comme si ma terreur mentale pouvait jouer sur mon organisme.
J'avais beau courir le plus vite possible, je ne voyais jamais la fin de ce bois. J'avais l'impression de tourner en rond. Mon instinct ne cessait de me souffler que c'était à la vue de cette créature translucide et effrayante que je m'étais retrouvé coincé. J'arrêtai de courir. Cela ne servait à rien, mis à part m'épuiser. Il fallait que j'économise mes forces. Je devais réfléchir à la situation. Mettre tout cela au clair dans ma tête, car mes pensées étaient aussi nombreuses que lorsque l'on fait des tas de feuilles mortes en automne. Je réfléchissais dans mon lit puis j'entendis des cris. Je sortis pour aller à la source de ces hurlements. La forêt n'était pas normale et je tombai. Arrivé sur les lieux, je ne trouvai d'abord rien, puis j'aperçus une chose qui me fit fuir. Et désormais, j'avais beau courir, je n'arrivais pas à sortir. Je ne pouvais plus partir. J'étais comme une mouche, coincée sur une toile d'araignée. J'étais prisonnier de la silve. J'allais mourir là, seul, de faim, de soif... comme un misérable. Sauf si l'ombre pâle me trouvait avant. Dans tous les cas, ce serait une fin pathétique... dans cette prison forestière.