Chapitre 1 - La poursuite

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Karajou, 53 années standard avant la Grande migration.

Eux? Il ne comprenait pas ce qu'il venait d'observer. Comment pouvait-il être poursuivi par eux? Ni lui ni personne n'avait su entrevoir cette possibilité. Il les étudiait depuis si longtemps; de nombreuses années au cours desquelles il avait accumulé de confortables certitudes. Et une seule observation venait de tout démolir.

Il réfléchissait en tentant de courir sous une chaleur atroce. Ses vêtements climatisés ne suffisaient plus à assurer son confort. De grosses gouttes de sueur coulaient en torrents sur son corps. Les accumulations salines, inhabituelles, irritaient ses yeux. Vacillante, sa raison lui commandait de fuir au plus vite. Mais il venait d'observer l'inimaginable. Les pourquoi, comment, depuis quand l'assaillaient inlassablement. Sa confusion lui embrumait l'esprit et handicapait sa course.

Un tardif sursaut de lucidité le fit revenir dans l'immédiat. Il recommença à raisonner en poursuivant une seule idée, ou plutôt, un pressentiment funeste: s'il fuyait, c'est qu'on le poursuivait. Et s'il était pourchassé, c'est qu'il ne pouvait pas être détenteur de leur secret sans causer leur perte. Là-dessus, bien sûr, ils se refuseraient à tout compromis. Il réalisa la simplicité brutale de sa situation : ils allaient le tuer. Ce sentiment de vulnérabilité l'accabla. Il prit conscience avec effroi qu'il venait de céder une bonne partie de son avance en réflexions futiles.

Paradoxalement, il choisit de s'arrêter. Sans oser le moindre regard derrière-lui, il prit une grande inspiration. Il retint son souffle pour tenter de résister à cette sensation intérieure qu'il sentait naître, une invasion sournoise comme si une masse obscure grossissait à l'intérieur de sa poitrine. La peur de mourir se manifestait.

Il se résigna à expirer sans ressentir le moindre apaisement. Puis il hasarda un regard craintif vers le haut du sentier. Toujours seul. Pourtant, quelque chose venait de changer autour de lui. Le poids de l'air l'écrasait. Même les arbres arboraient un aspect menaçant : les épines de leurs branches semblaient vouloir le mettre en joue, pour l'écorcher vif. Il vacillait. Le poids latent dans sa poitrine s'apprêtait à lancer un dernier assaut. Un voile de brume s'immisçait dans son champ de vision. Il hésitait trop et il le savait. Son parcours scientifique ne l'avait jamais obligé à agir spontanément dans le feu de l'action. Silencieux depuis le début de sa course, le ramien échappa quelques paroles de désespoir aussitôt perdues dans ce maquis imperturbable, figé par la chaleur de mi-journée :

« Bande de salauds! » En tant qu'être de raison, ce furent ces derniers mots. Sa lucidité céda ensuite le pas à un instinct bestial de survie et d'un bond, il se mit à courir droit devant lui. Il n'avait plus qu'un objectif, atteindre son engin et s'y réfugier.

Être la proie et se savoir traquée. Exténué, il tentait en vain de courir plus vite. Derrière chaque courbe, roc ou talus, il s'imaginait atteindre son véhicule et l'instant suivant, confronté à l'absence de l'aéronef, son angoisse progressait d'un bond. Il ne distinguait plus rien. Les branches épineuses des buissons difformes lui fouettaient le visage. Il n'essayait même plus de les éviter. Il les sentait à peine l'écorcher, ces branches qui, elles aussi, conspiraient pour sa perte.

Le sentier défilait sous ses pieds, il ne savait plus vers où aller. Devait-il monter ou descendre? Il l'ignorait, mais plutôt que de tergiverser, il se résolut à descendre alors que quelques minutes auparavant, il s'obligeait à pousser vers les plateaux, jusqu'à ce qu'une falaise un peu trop abrupte ne l'incite à rebrousser chemin.

Sans vraiment s'en rendre compte, il défaisait le chemin qu'il venait tout juste de s'exténuer à gravir. La descente sur ce sentier rocailleux l'épuisait encore davantage que la montée. Impuissant, il dévalait la piste dans un acte de foi désespéré – car il n'osait s'admettre qu'en vérité, ses chevilles endolories et ses jambes crampées l'empêchaient de contrôler sa course.

C'est de justesse qu'il parvint à se retenir à un arbuste pour négocier un virage serré. Cet obstacle en cachait un autre : un tronc d'arbre en travers du sentier juste après la courbe, qu'il aperçut trop tard. Le temps lui manqua pour amortir la collision avec ses mains et il le percuta de plein fouet. Une branche l'aurait éperonnée, mais le tronc lisse lui épargna l'empalement. L'onde de choc se répandit dans tout son être et lui coupa le souffle. Ses yeux ronds s'écarquillèrent comme jamais tandis que la couleur de son visage, d'un naturel olive, tourna au blanc cadavérique.

Cette douleur indicible le paralysa durant ce qui lui sembla une éternité; une vague d'émotions qui ne dura en réalité que le temps d'une brève chute. La collision le projeta par-dessus le tronc et il frappa le sol un instant plus tard en s'étalant de tout son long sur le dos. Ce deuxième impact le sorti de sa torpeur : il rugit à la manière du fauve blessé et impuissant qu'il était devenu. Ce cri bestial libéra ses voies respiratoires et l'air vital déferla à nouveau dans ses poumons pour atténuer l'incendie intérieur qui le dévastait.

Il reprit conscience du monde extérieur en réalisant qu'il glissait. Un éclaircissement dans la végétation un peu plus bas ne lui laissa aucun doute : il allait s'engouffrer dans un ravin. D'instinct, il se retourna sur le ventre et il plongea ses doigts dans le sol rocheux pour s'accrocher au moindre détail susceptible de le retenir. La surface rocailleuse glissait elle aussi sous son poids et il n'arrivait pas à s'arrêter. Ce fut une racine de surface à portée de main qui le sauva; il parvint à s'agripper juste avant de chuter dans la gorge.

À quelques pas à peine de l'abysse, il se redressa sans oser le moindre regard derrière lui. Ses blessures le faisaient souffrir. Incapable de courir, il désespéra de rejoindre son aéronef et il comprit qu'il allait devoir se défendre – lui qui n'avait jamais même chassé. La main moite et tremblante, il dégaina son arme de poing qu'il activa en la pointant vers le haut du sentier. À bout de souffle, chancelant, son allure n'avait pourtant rien de menaçante. Pour l'heure, il n'entendait que les battements assourdissants de son cœur résonner dans sa tête à un rythme effréné. Naïf, il regardait devant lui en espérant que ces vermines se livreraient à son feu.

Prêt à les pulvériser, il attendait, immobile. Son rythme cardiaque se calma peu à peu mais ses multiples blessures se ravivèrent. Il s'affaiblissait. Les secondes passaient lentement, alors que le temps, élastique dans les périodes les plus horribles, s'étirait avec cruauté. Au bout d'un moment, médusé par l'absence de ses ennemis, il commença à geindre. Il se savait misérable. Comment effacer cette journée macabre? Par-dessus tout, il voulait oublier ce qu'il venait d'observer pour reprendre sa confortable existence. Seul sur ce sentier escarpé, il n'avait personne à qui implorer une seconde chance. Un bruit sourd le ramena à sa pénible réalité : il comprit qu'il ne pointait pas son arme dans la bonne direction.

Être la proie et se savoir piégée. Il saisit que s'en était fait, que toute défense serait vaine. Las, il se sentit soulagé de conclure ce supplice. En fermant les yeux, il inspira ce qu'il croyait être sa dernière bouffée d'air, tout en souhaitant une fin rapide. Un picotement à l'arrière de sa jambe droite le fit sursauter, juste avant qu'un voile noir ne s'immisce dans son champ de vision. Il s'écroula sans offrir la moindre résistance. Il n'eut pas le temps de commencer à glisser que deux solides mains l'empoignèrent aussitôt.

Les gondoliers 1: La chute des SafalyneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant