5 septembre de l'année 2000, étage 4, appartement 206, Toronto, 15h06.Nous sommes le 5 septembre. Le 5 septembre de l'année 2000. L'été est fini et les rues de Toronto redeviennent peuplées. Les routes sont inondées de voitures, les supermarchés sont de plus en plus bondés, les enfants envahissent les parcs, la commère du quartier recommence à crier sur les passants. La ville reprend vie. C'est un spectacle auquel on ne peut assister qu'en automne.
L'automne, cette saison flamboyante de rouge, d'orange et de jaune. Aussi, ma saison préférée, car à son arrivée la nature se pare de ses plus beaux atouts avant de mourir dans le froid de l'hiver. Et c'est aussi en automne que la vie reprend son cours après le vide de l'été. J'ai toujours aimé ce moment de l'année. C'est à cette periode que je me sens vivante. Pourtant aujourd'hui je n'ai pas envie de sentir l'air frais de cette saison caresser mes cheveux. Je n'ai pas envie de m'imaginer ces beaux paysages teintés de feu assise sur mon balcon. Aujourd'hui je suis juste allongé dans mon lit en écoutant le dernier hit de l'été en boucle.
« Toc toc... »
Je me tourne vers la porte qui claque contre le mur. Apparemment, il est déjà dans la pièce.
« Pouuaaah !!! Ça pue le renfermé ici !! Merde, qu'est ce que t'as laissé pourrir ici ??
_..Ted...attends au moins que je te dise d'entrer avant de débouler dans ma chambre.
_Mais j'ai toqué ! C'était ça le deal. Toquer. Tu n'as jamais précisé qu'il fallait une réponse pour entrer. Yah, mais qu'est ce que c'est que ça???
_Touche pas à « ça »... On ne t'a jamais dit que lorsqu'on toquait c'était pour recevoir une reponse? »
Je me lève et prends mon pull posé sur mon lit. Je passe la porte encore ouverte et me dirige dans la cuisine pour prendre une pomme. Mais lorsque mes mains se posent dans la corbeille, elles rencontrent le vide.
« Ted, pourquoi il n'y a plus de pommes?
_Ah ça ... je les ai utilisées pour le dessert de ce soir ! Une superbe tarte au pomme ! Mais, dis moi, tu vas où?
_Prendre l'air. Il fait trop chaud dans cet appartemment.
_D'accord ! Fais attention, je t'ai... »
La porte se referme coupant net sa voix enfantine. Mais aucune importance, je devine déjà la fin de sa phrase. « Je t'aime fort, grande soeur ! ». Six ans que j'entends ces mots chaque fois que je m'aventure à l'exterieur. Que ce soit lui ou ma mére, je les entends beaucoup trop souvent à mon goût. Dire "je t'aime" n'est pas une chose anodine. C'est une phrase spéciale, qu'on attend de quelqu'un de spécial et qui est dite à un moment spécial. Ces mots sont doux, éphémères et pleins de sens. Il ne faut pas les répéter trop souvent, sinon ils perdent de leur signification.
Je marche tranquillement dans les avenues bondées. Les gens me bousculent, me poussent, ne font pas attention à moi. Je suis comme invisible dans cet endroit rempli de vie. À se demander qui est aveugle.
Eux ou moi?J'ai perdu la vue lors de mes quatre ans. Je vis dans une obscurité totale depuis treize ans. Je n'en suis pas malheureuse seulement, j'aurais aimé pouvoir contempler les couleurs du monde, les visages des gens que j'aime, le paysage d'automne, quelqu'un pleurer ou même rire. Ne pas juste sentir des odeurs, entendre des sons ou toucher des formes. Malheureusement, d'après ma mère, le monde a changé. Il est devenu rude, gris, sale et obscure. Les hommes se font la guerre, le ciel ne fait que verser des larmes et la terre déverse sa colère à travers diverses catastrophes. Alors au moins, grâce au fait d'être aveugle, je reste dans cette innocence d'un univers beau, majestueux, heureux.
Je m'arrête au passsage piéton et attends patiemment. Je suis calme, sereine, au milieu de cette foule impatiente et colérique. Derrière moi, j'entends un couple se disputer. Ils parlent à voix basse mais j'ai l'ouïe fine. Emportée par ma curiosité, je les écoute d'une oreille attentive. L'homme n'est apparemment pas rentré cette nuit, sans doute était il avec une autre femme d'après la jeune fille, mais rien de cela. Il est juste allé boire un verre avec des amis seulement ils étaient bourrés et il a preferé dormir chez l'un d'eux. Belle initiative. Enfin, encore des foutaises. Elle commence à s'énerver, lui aussi d'ailleurs. Les deux haussent le ton. Encore et encore, toujours plus fort. Ils hurlent maintenant. Puis elle le frappe. Fort car le« clac » résonne bien. Elle le frappe si fort qu'il recule et me percute de plein fouet me poussant sur la route.
Lentement, dans le noir complet, dans le son des klaxons étouffés par ma peur naissante, un poids lourd me projette sur le bitume glacé.
Les dernières sensations que j'éprouve sont la douleur et la froideur du sol masqué par un liquide chaud.
Les derniers sons que j'entends sont les hurlements des passants et mon souffle moite emporté par le vent.
Les dernières images que je vois sont en couleur. Du rose, du bleu, du blanc, du vert. Je vois le visage de mon frère souriant et celui de ma mère. La tarte aux pommes encore chaude dans leurs mains. L'automne aussi est présent avec sa douce odeur de pluie et ses couleurs flamboyantes. Tout est là, dans ce magnifique rêve. Leurs lèvres bougent lentement et ces mots s'imposent dans mon esprit.
« Je t'aime ».
Moi aussi, je vous aime. Ted, maman. Je vous aime.
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Courte Fin
Short StoryUn dernier je t'aime pour une courte fin. @illustration by Choi Mi Kyung