- Vous savez, je veux bien croire que c'est un animal placide et peu violent, qu'il se laisse facilement manipuler, même si, à vrai dire, j'ai un peu de mal. Mais en toute honnêteté, quand je vous ai dit que j'étais végétarien, je pensais que cela orienterait vos propositions vers quelque chose comme le lapin, ou le rat, pas vers le boa constrictor !
A ces mots un peu secs, le vendeur parut attristé. Baissant un peu la tête, il porta la main vers le cou - s'il était possible d'appeler ça un cou - du reptile comme pour le consoler... Celui-ci, tranquillement enroulé autour des épaules de l'homme, regarda les doigts se poser sur lui, en tirant la langue par intermittence. Quand mon interlocuteur releva enfin les yeux, je levai les miens au ciel.
- Vous m'aviez surtout dit que vous vous sentiez seul, et que vous vouliez un animal de compagnie. Je vous assure que vous n'aurez pas meilleure compagnie que ce serpent.
- Franchement, vous n'aviez rien de plus mignon ? Je ne sais pas moi, un phacochère ? Une pieuvre ? Ou des poux, tiens ! Très affectueux il parait, il ne veulent pas vous lâcher d'une semelle.
- Vous n'aviez rien dit à propos de l'apparence, vous aviez juste parlé de compagnie. Et niveau compagnie, pour avoir déjà testé, je vous démentis cette soi-disant affection des poux. Ou alors, ils sont si petits qu'on ne s'en rend guère compte.
- Bon, d'accord... Je n'ai pas envie de faire gober une bestiole par semaine à un serpent. C'est clair, comme ça ?
- Ah, mais c'est ça ?! Mais c'est un boïdae quetzalis ! Elle se nourrit de rêves et de maïs ! Et puis, elle est magnifique : vous ne pouvez pas dire qu'elle n'a pas de jolies couleurs.
- De... rêves et de maïs ? Vous me prenez pour un imbécile ?
- Ne me dites pas que vous ne connaissez pas le boa quetzal ! C'est une espèce qu'on a découverte il n'y a que quelques mois, et elle est déjà un NAC populaire un peu partout dans le monde !
- Il n'y a que quelques mois ? Comment on a fait pour passer à côté ?
- En fait, c'est parce qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau à une sous-espèce du boa constrictor. On en avait déjà capturé, mais on les avait pris pour des serpents qui refusaient de s'alimenter en captivité, et ils ne se sont donc jamais retrouvé dans des zoos ou des maisons.
- Je vois...
- Alors ? Vous la prenez ?
D'exaspération, je me pinçai un instant l'arrête du nez entre le pouce et l'index.
- Non ! Répondis-je ensuite.
- Mais pourquoi ?
- Parce que je ne vous crois pas, pour commencer.
- Pourtant, c'est parfaitement logique. Pensez au dieu Quetzalcóatl. C'est un serpent à plumes, pour renforcer la ressemblance entre le maïs et lui : les feuilles pour les plumes, et l'épi pour les écailles. Et si c'est le dieu de l'agriculture et des rêves, c'est bien pour une raison : Quetzalcóatl a été inspiré par cette espèce de boïdé !
- Quetzalcóatl n'est pas le dieu des rêves.
- Certes, mais ce n'est pas le plus important. Ce serpent se nourrit de rêves, je vous l'assure. Et pour pouvoir se nourrir de rêves, il force les animaux autour de lui à en produire.
- Donc, ce serait grâce à eux que nous ferions des rêves ?...
- Non, pas vraiment, on a pas besoin d'eux pour en faire. Mais avec un de ces boas à proximité, ils seront plus marquants, plus animés, plus mémorables. Plus un rêve est mémorable, plus cela le nourrit, vous comprenez ?
- Je comprend surtout que vous me montez un gros bobard.
- Écoutez, prenez-la ! Pour me faire plaisir ! Il lui faut un ou deux épis de maïs par semaine selon leur taille pour se nourrir, et elle doit commencer à avoir faim. Si demain, elle refuse d'avaler un épi de maïs, vous me la rapportez, et je vous rembourse. D'accord ?
- Non, non, et non !
Et au bout d'une heure de tergiversations, je sorti du magasin avec un boa dans une caisse de transport. Au moins, je l'avais eu gratuitement. Si cela pouvait être un réconfort.Un peu honteux d'avoir cédé devant l'insistance de ce vendeur, je rentrai donc chez moi chargé d'un intrus - ou plutôt d'une intruse, comme j'avais cru le comprendre - en retirant mon manteau, l'hiver approchant, et en maugréant de voir la nuit déjà tomber.
Mettre le nez à ma fenêtre me déprimait un peu. Je n'aimais tout simplement pas le froid. La nuit me plaisait - surtout quand le ciel était dégagé - mais le froid, pas question ! J'aurais de ce fait préféré vivre plus au sud, mais que voulez-vous, on ne choisit plus vraiment l'endroit où on trouve un travail. On prend ce qu'il y a dans le nord, ou on couche dans le sud à la belle étoile. Et tout compte fait, je n'aimais pas suffisamment les étoiles pour coucher en-dessous d'elles.
Après cet instant quotidien de pensées grisâtres, mon nez se retourna vers l'hôte de la soirée. Comme après tout, elle ne risquait pas de rester longtemps ici, je décidai de lui permettre au moins de faire bon séjour. Je portai sa caisse près d'un radiateur, montai la température de celui-ci (un peu au hasard, ne sachant pas quelle température préférait la créature) ouvrit la petite porte, et ramenai un petit bol d'eau à côté (ne sachant pas non plus combien elle buvait). Le temps que je revienne, la tête triangulaire risquait déjà sa langue en dehors de sa cachette.