Chapitre 2

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Je me glisse entre les poubelles de l'immeuble et dès que je passe le portail pour rejoindre la route, le capharnaüm, les odeurs et les bruits familiers de la ville m'assaillent. Bienvenue dans cet ineffable mariage de fièvre et de lenteur que sont les rues du Caire. Je me faufile péniblement entre les passants, nombreux à faire du lèche-vitrine avant la tombée de la nuit et l'appel des imams à la prière, tout en discutant à voix forte dans leur téléphone portable, foule dense et bigarrée où se mêlent vêtements traditionnels et occidentaux. Mon regard glisse sur les magasins aux devantures kitchs et surchargées qui cohabitent avec des boutiques modernes et occidentalisées. Des échoppes de falafels, galettes de fèves frites arrosées d'une sauce à l'ail, au citron et à la crème de sésame, diffusent leur appétissant parfum. Des Ahoua , cafés où les hommes viennent fumer la houka , le narguilé égyptien, et disputer des parties de trictrac acharnées en claquant les pions sur le plateau. Sur les trottoirs, des étals de cassettes vidéos, audio, DVD, des contrefaçons des grandes marques américaines et européennes, aussi bien que des marchands de poissons, d'épices ou d' attirail de cuisine en fer blanc. J'évite de justesse un vendeur qui balance un seau d'eau devant sa vitrine pour atténuer la poussière. Le cireur de chaussures accroupi non loin pousse des cris d'indignation à cause des éclaboussures boueuses sur son établi, il doit recommencer tout son travail, mais au moment où l'altercation entre les deux hommes s'enflamme un client appelle le vendeur qui redevient tout mielleux et oublie l'incident. Je parviens enfin à atteindre la chaussée, sur laquelle un taxi collectif klaxonne comme un forcené pour faire avancer la charrette tirée par un âne qui obstrue la rue. Je me faufile comme je peux, évitant de me faire écraser par un camion crachotant ses fumées noires de gasoil, pour rejoindre un carrefour encombré de véhicules de tous âges, et je rejoins enfin une avenue plus large où je peux prendre un peu de vitesse.

Ah non, ça bouchonne comme un tas de mouches engluées dans un pot de miel laissé ouvert. Les policiers ont beau gesticuler et s'époumoner dans leurs sifflets, le jeudi soir reste un vrai cauchemar pour la circulation au Caire. Tant pis, je prends un autre itinéraire, même s'il est plus incertain : celui qui passe par la place Tahrir, la place de la liberté qui a tant fait parler d'elle lors de la révolution égyptienne de début 2011...

La révolution m'a pas mal secouée, comme tant de jeunes de ma génération. J'avais tout juste quatorze ans et je découvrais ce vent de liberté qui a fait palpiter nos cœurs, embrasé les esprits et les rues, pour finir en affrontements sanguinaires, répressions odieuses et débordements de tous les côtés. Les braises amères du « retour à la normale » nous ont appris la prudence. S'exposer aux coups est-il la meilleure façon de faire entendre sa voix ? Nous avons misé sur les radios, les réseaux sociaux, et malgré les désillusions, l'espoir demeure de réussir à rendre ce monde meilleur.

- Yallah ! Avance, espèce d'abruti !

Toute à mes pensées, je ne m'étais pas aperçue que le flot de véhicules avait recommencé à s'étirer, aussi lentement que du caramel tiédi. L'impatience des klaxons et les gestes virulents qui accompagnent les harangues des conducteurs me filent un électrochoc, et je m'empresse de me faufiler entre les voitures. Je fais un détour par les ruelles qui bordent les canaux du Nil, sous les balcons empesés de pots de fleurs, où les senteurs de vase et de poissons luttent avec celles des roses et du jasmin. Mais là au moins les gaz d'échappement des moteurs sont moins denses. Puis je rejoins les grands axes qui me mènent au sud-est de la ville. Ensuite je remonterai légèrement au nord, et je prendrai la route d'Alexandrie. C'est un véritable gymkhana pour rejoindre l'équipe de Jean-Yves Empereur, célèbre archéologue français, qui mène des fouilles d'urgence en plein centre-ville d'Alexandrie. Car outre les découvertes sous-marines incroyables sur le site de l'ancien phare, avec tous les vestiges de l'époque des Ptolémées, Alexandrie recèle encore bien des secrets. La ville antique étant recouverte par la ville moderne, c'est au gré des chantiers de démolitions d'anciens bâtiments et de reconstruction ou de création de routes et ponts que les fouilles deviennent possibles. Et peut-être qu'un jour, on réussira à trouver le tombeau d'Alexandre le Grand ???

Ici à Alexandrie, en - 283, juste avant sa mort, son ancien général grec Ptolémée, devenu père d'une longue dynastie de Pharaons qui s'est éteinte avec la tumultueuse Cléopâtre en -30, avait achevé la construction du tombeau d'Alexandre le Grand. Il avait fait rapatrier de Memphis, la dépouille momifiée du conquérant pour lui donner une dernière sépulture digne de sa gloire. Mais entre les conflits, les incendies, les tremblements de terre ravageurs et la convoitise des pilleurs de tombes et des chercheurs de trésors sans scrupules fascinés par l'Égypte, nul n'a jamais retrouvé ce fameux tombeau. Et si c'était moi qui le retrouvais ???

Bon allez trêve de rêveries. Comme je ne suis que stagiaire, et j'ai déjà une chance incroyable d'avoir été acceptée sur le dernier chantier de fouilles, je pourrai peut-être au bout de nombreuses heures passées à quatre pattes à tamiser la poussière, dénicher un fragment de céramique ou un os de poulet comme témoignage d'un repas antique. Mais l'archéologie est autant métier de patience que de passion, et il faut bien commencer par collecter des indices, aussi mineurs soient-ils qu'un détritus de poubelle fossile !

Au détour d'un ensemble d'immeubles décrépits se profilent les monumentales pyramides du plateau de Gizeh. Khéops, Khephren et Mykérinos, majestueux tombeaux des rois, des reines et des grands personnages de l'époque pharaonique, sans oublier le célèbre Sphinx, tous ces vestiges rescapés de la civilisation égyptienne d'il y a 4.500 ans. J'ai beau les connaître par cœur, un frisson d'admiration parcourt mon échine. C'est leur première vision qui a inspiré ma vocation d'archéologue.

Enfant je me prenais pour la Howard Carter qui découvrit dans la Vallée des Rois au début du XXe siècle la tombe de Toutânkhamon et ses fabuleux trésors. Et je faisais hurler mes parents quand ils découvraient le potager ravagé et les murs couverts de hiéroglyphes malhabiles et poisseux...

En attendant d'admirer mes futures découvertes, les touristes du monde entier s'agglutinent autour des pyramides. Et les innombrables bus s'empilent sur les parkings en dégorgeant leurs flots humains, assaillis par les marchands de souvenirs. Je sais combien le tourisme est essentiel à l'économie de mon pays mais parfois je rêverais de rues désertes. J'emprunte enfin « l'autoroute du désert », la route qui relie Le Caire à Alexandrie, et tout en redoublant de prudence à cause des conducteurs aussi pressés que moi de profiter du week-end, je mets les gaz à fond...

Chevaux de légende Tome 2 :Amira, Princesse d' ÉgypteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant