Chapitre 9

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Devant ma surprise de n'avoir rencontré aucun autre moine sur notre trajet jusqu'au réfectoire, j'ai eu droit à une explication proférée d'un ton doctoral et presque méprisant :

- Mes frères se recueillent dans leur cellule. Le Carême est un long chemin d'ascèse et de prière qui nous conduit à Pâques, où nous accueillerons et célèbrerons la joie de la résurrection. Pendant ces quarante jours, le jeûne purifie, allège, recentre sur l'Essentiel.

Non mais il ne va quand même pas me faire culpabiliser de me goinfrer devant lui ! Heureusement il me laisse seule attablée sous les voutes de l'austère réfectoire du monastère, devant une assiette, un verre et une cruche d'eau. Je dévore la galette de pain, le fromage de chèvre et les dattes que Frère Zacharias m'a généreusement offerts. Ouh que ça fait du bien. Et maintenant, je ferais bien une petite sieste. Mais lorsqu'il réapparaît, chargé d'une ample besace en peau de chèvre et armé d'un bâton de marche, je comprends que la sieste attendra un moment plus propice...

Est-ce le regard magnétique de frère Zacharias, l'autorité sèche qui émane de lui, ou mon sentiment de dette envers le repas offert, qui m'empêchent de protester ? Je n'ai aucune envie de reprendre la marche à l'envers vers la grotte que j'ai découverte, mais je sens que je n'ai pas vraiment le choix. Je me console en me disant que plus vite ce sera fait, plus vite je pourrai repartir d'ici...

Le trajet me semble interminable, et je crains à chaque instant de me perdre. Je sens peser sur mon dos le regard indéchiffrable de frère Zacharias et je peine à me débarrasser du malaise que cela provoque en moi. Là je crois que j'ai retrouvé le oued desséché et je m'y engage, écartant branches et broussailles. Mais je trébuche et je fais une belle glissade sur les fesses pour aboutir dans une futaie. Devant moi, la princesse de la lune se dresse comme une apparition. Un grand bonheur m'envahit, je resterai des heures à me perdre dans la contemplation de cet être magnifique. Mais un bras rude me saisit et me force à me relever. La jument couche les oreilles, s'avance d'un pas menaçant vers le moine, comme pour me protéger. Frère Zacharias lève son bâton de marche et l'abat sur les branchages qui le séparent de la jument en criant :

- Va-t-en ! Dégage de là !

Comme elle ne semble pas céder, il se baisse alors vivement, ramasse une pierre et la lance avec force vers la jument qui pousse un hennissement de douleur avant de s'enfuir. Je suis folle de rage et je me dresse devant le moine :

- Hé ! Mais laissez-la, elle ne vous a rien fait ! Vous voulez la lapider comme un barbare ou quoi ?

La haine qui brûle dans le regard du moine me glace les sangs. Mais en quelques fractions de secondes, il se recompose une mine presque débonnaire :

- Ce cheval errant pille les cultures que nous avons tant de mal à faire pousser, il est de mon devoir de le chasser. Allons, reprenons notre route.

Je ravale ma rage et reprends le sentier de l'oued d'un pas pressé.

Nous voici devant l'entrée de la caverne peinte. Frère Zacharias dépose alors sa besace au sol pour en extraire une grosse lampe torche. Avant qu'il ne la referme, je suis médusée d'apercevoir quelque chose qui ressemble à un gros talkie-walkie, peut-être un téléphone satellite ? Si je n'ai pas rêvé, il aurait quand même pu me proposer de m'en servir pour prévenir ma famille au moins ! Quoique mes parents partis fêter leurs vingt ans de mariage à Hawaï auraient un peu de mal à venir me récupérer, mais ça il n'est pas supposé le savoir. C'est une question de savoir-vivre, tout de même, je n'en reviens pas ! Mais je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit car il s'est déjà engouffré dans le passage.

Je passe derrière et c'est reparti pour une reptation, mais bien plus facile maintenant que la lumière puissante de la torche de frère Zacharias nous guide. Et nous voici devant l'escalier de pierre taillée. Le moine extrait des gants en latex de sa besace et me commande de l'attendre ici pendant qu'il examine la grotte. Je suis frustrée de ne pouvoir admirer à nouveau ces fresques, mais je n'ai aucune autorité sur cet homme. Pendant qu'il re-découvre ma découverte, fort de tous les détails qu'il m'a arrachés pendant le trajet, je fixe le Naja peint en ruminant ma rancœur, pendant que le temps s'étire en une éternité. Puis ma main curieuse caresse ses écailles peintes. C'est une peinture un peu craquelée, qui laisse un très léger souvenir de pigments colorés sur le bout des doigts. Je me plonge dans les détails de cette œuvre, où chaque écaille a été soigneusement colorée. Je découvre un travail de fine sculpture, en utilisant le relief naturel sur le rocher pour accentuer l'effet de volume. La gorge gonflée, striée. Les crochets venimeux finement ciselés. Je remonte jusqu'à cet œil au regard si proche de celui du moine. Au bout de mes doigts, je sens une matière différente sous la pupille du Naja. Je frotte un peu plus fort et la peinture se désagrège, révélant une sorte de plaque dure. Tremblante, je gratte de l'ongle le reste de peinture et je dégage un triangle de métal mordoré, dont la base est irrégulière, comme une fracture. Je finis de le décoller avec mes ongles le glisse vite dans la poche de mon Jeans quand la lumière de la torche envahit le haut des escaliers. Frère Zacharias descend les marches, il secoue la tête d'une mine bouleversée et marmonne :

- Les meilleurs secrets se cachent dans la lumière... qu'a-t-il voulu dire ? Ces documents livreront-ils la clé ?

Sans même prendre garde à ma présence, il glisse dans sa besace une caméra numérique, bientôt rejointe par ses gants en latex. Comme hanté par tout ce qu'il a vu, il repart en direction de la sortie et je n'ai d'autre choix que de le suivre.

Il me reconduit par un nouveau trajet à travers la montagne jusqu'à une route goudronnée, sans proférer une seule parole. Bientôt, il fait signe à une charrette tirée par un âne. Le conducteur s'arrête, baise la main du moine qui le bénit en retour, et lui demande de me déposer au plus près de l'autoroute du désert, afin que je puisse faire du stop jusqu'à Alexandrie.

- Bi amrak, abouna, à votre service, mon père.

Frère Zacharias me serre alors l'épaule avec une force herculéenne tout en plongeant son regard de cobra dans le mien :

-La grotte appartient à la terre des moines. Je vous demande le silence absolu avant que nous n'ayons prié et réexaminé le lieu. Donnez-moi vos coordonnées et je vous contacterai quand le moment sera venu de dévoiler au monde scientifique cette découverte et je vous garantis que vous obtiendrez la gloire terrestre. Mais d'ici là...

Qui a dit que l'habit ne faisait pas le moine ? La pression accrue de sa main explicite la menace que son sourire débonnaire puis son signe de croix ne parviennent à dissimuler qu'aux yeux du brave conducteur, qui hoche la tête et sourit béatement de sa bouche édentée. J'avale ma salive et je m'empresse de grimper à l'arrière de la charrette bourrée de laine de mouton fraichement tondue et suintant de lanoline. Je fourre mon nez sous le col de mon T-shirt, tentant vainement de chasser l'odeur terrible qui émane de cette laine, celle de la sueur d'un animal stressé. Pendant que la charrette progresse en cahotant sur la route, je me roule en boule et verse des larmes de fatigue et de frustration. Je n'ai plus ni téléphone ni scooter, je me suis fait piquer ma découverte par un moine limite psychopathe, et je ne reverrai plus jamais Amira, la princesse de la lune...

Je crois que j'ai fini par m'endormir dans la laine moelleuse, malgré la puanteur. Le conducteur de la charrette me tapote la tête en riant pour que j'émerge, puis il me désigne un sentier de chèvre qui mène en contrebas à l'autoroute du désert. Je le remercie chaleureusement et j'entame ma descente, luttant contre les courbatures. Je me rends compte que je n'ai aucune envie de rejoindre le chantier de fouilles d'Alexandrie, j'ai juste besoin de prendre un bain pour chasser cette odeur imprégnée dans mes cheveux et mes vêtements, et de me goinfrer de « baisers sucrés ».

Au conducteur de la première voiture qui s'arrête sur le bord de l'autoroute, je demande le prêt de son téléphone portable et j'appelle John à la rescousse. Il y a des moments dans la vie où il faut renoncer à ses principes et là, je veux bien l'aide d'un prince charmant...


Chevaux de légende Tome 2 :Amira, Princesse d' ÉgypteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant