HILDEGARDE

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#1 : H I L D E G A R D E

"- Vous savez, les mass media... Toujours la même histoire...
" - Ah ! c'est sûr que d'nos jours, on n'a plus droit à l'intimité. Qu'est-ce que vous voulez, c'est pas dans ce p'tit patelin qu'on va pouvoir faire la différence."
Maman coule un regard bovin vaguement exaspéré vers Hildegarde, signe que celle-ci comprend aussitôt :
"- Encore des macarons, Madame Maurois ?"
Madame Maurois engloutit un macaron rose pastel avant de se pencher pour rassembler ses papiers sur la table basse, de sorte que Papa a une vue plongeante sur sa poitrine opulente. Gêné, il se racle la gorge tandis que Madame Maurois, impassible, repart sur son sujet de prédilection : son supposé lien familial avec le célèbre académicien français.
"- Pas facile, la généalogie. C'pauvre André Maurois, il doit se r'tourner sacrément dans sa tombe.
- Merci pour cette remarque pertinente, Renée."
Maman manque de s'étrangler en buvant sa flûte de champagne, comme à chaque nouvelle incartade de Rénée Chaumin et Albane Maurois.
Hildegarde, au bord de la crise de nerfs, sort du salon.

Près de la porte, se tient Olympe, quatorze ans, vêtue d'un long t-shirt informe rose à l'effigie de Bob l'éponge, de leggings à pois et chaussures en plastique violet.
"- Je peux savoir ce que tu fabriques, sombre idiote ?
- J'filme la réunion du comité. Comme ça, plus tard, on pourra faire un genre de rétrospective sur la vie de la famille.
- Et cette tenue, j'imagine qu'elle fait partie du processus.
- Ça fait plus américain, tu comprends ", raille Vinciane qui rentre dans le salon et salue élégamment les membres du comité, chaussée de ses escarpins de douze centimètres.
"- Hil, tu m'accompagnes en "ville" ?", demande Vinciane en mimant les guillemets de ses doigts aux ongles fourchus.

La ville, c'est Saint-Enguerrand, commune de très exactement cinq-mille-trois-cents-sept habitants
Six salons de coiffure, cinq magasins de vêtements, une épicerie bio, une épicerie normale, une cité scolaire, une dizaine de cafés dont un pub irlandais - appellation passablement galvaudée de nos jours -, une parfumerie, deux salons de beauté, cinq boulangeries, deux galeries d'arts, sans compter un magasin de meubles, deux agences immobilières, un magasin de jouets, un cybercafé, trois supermarchés aux portes de la ville ainsi qu'un un Pôle Emploi, etc.

À Saint-Enguerrand, tout le monde se connaît ou presque. C'est ainsi qu'à peine après avoir enfourché leurs vélos et être entrées dans la petite ville, Hildegarde et Vinciane - cette dernière toujours chaussée de ses vertigineux talons - doivent s'arrêter pour saluer Monsieur Léon qui, bien que furieusement engagé dans une discussion à propos d'une partie de pétanque qui a mal tourné, n'a pas manqué de remarquer les deux jeunes filles.
"- Ah ! v'la nos deux anges qu'illuminent les rues pavées. Monsieur Léon sourit jusqu'aux oreilles, montrant ses canines plombées.
- Très poétique, cette phrase, Monsieur Léon."
Monsieur Léon paraît soulagé et ses épaules s'affaissent lentement.
Monsieur Léon est un peu simplet et est vendeur à l'épicerie normale, toujours à l'affût de potentiels voleurs, sursautant dès qu'il entend tinter la cloche de la porte d'entrée de l'épicerie (qui appartient en fait à son oncle).
Il s'appelle en fait Léon Léon, ses parents n'ayant pas fait preuve d'une grande originalité quant au choix du prénom le jour de sa naissance.
Hildegarde et Vinciane peuvent repartir à bicyclette après que Monsieur Léon les a de nouveau appelées des anges, qualificatif qui a chaque fois le don de faire glousser Hildegarde comme une jeune poule. Nous verrons pourquoi un peu plus tard.

Un peu plus loin, alors qu'elles s'arrêtent pour garer leurs vélos tout neufs, près de l'épicerie bio, un gros chat tigré gris à l'air sournois se faufile entre leurs jambes - jambes qui, soit dit en passant, sont aussi blanches et constellées de tâches de rousseur qu'un premier janvier - en miaulant fort bruyamment.
"- C'est encore cet affamé de Smarties. On se casse vite, Maroussia doit être dans le coin." grommelle Vinciane de sa voix haut perchée.
Effectivement, quelques secondes après, trop tôt pour que les filles aient eu le temps de déguerpir, une petite fille plutôt joufflue aux cheveux noirs comme les plumes d'un corbeau et à la peau café au lait s'avance vers elles en sautillant et s'amusant à faire tournoyer sa robe d'un jaune affreusement criard. Elle porte aussi un collier en perles de verre coloré, orné d'un pendentif en pâte à sel dorée en forme de sept - souvenir de l'année passée car Maroussia peine à assumer ses huit ans, qu'elle vient juste de fêter.
Smarties, sournoisement, tente de rentrer son gros museau dans le paquet de chips bio, cent pour cent sans conservateurs que Maroussia tient à la main et qu'elle a chipé au magasin de son père. Maroussia donne immédiatement une tape étonnamment violente sur le chat obèse.
"- Le comité est chez Bon-Papa ?
- Ouais, on a préféré s'en aller plutôt que d'assister à leurs discussions...
- André Maurois et les mass media ?" Maroussia prend un accent anglais du dix-huitième siècle, peu raccord avec l'éternel problème des mass media.
"- Perspicace, ma nièce", susurre Hildegarde en enfouissant le bras gauche jusqu'au coude dans le paquet de chips biologiques.
"- Savez p'têtre qu'on vient manger d'main ? C'est mam's qu'apporte à manger. Cèpes à l'ail en gelée et jarret de porc à la coriandre. Tout cela, bio à cent pour cent.
- Aïe, aïe, aïe... Bon, on doit t'laisser, Marousse, on a un bail chez Enguerrand's."
Maroussia salue ses deux jeunes tantes d'un petit signe de main très semblable à celui de la reine d'Angleterre.

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⏰ Dernière mise à jour : Nov 07, 2015 ⏰

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HISTOIRE D'UNE FAMILLE CONTEMPORAINEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant