La rivière dénivelait hardiment la pente de dizaines de degrés. Elle éclaboussait sur son passage les roches alentours, les rares touffes d'herbe bien garnie, enrichies de fleurs de daphné, de quelques myrtilles poussant tranquillement sur son sillage, satisfaites d'être abreuvées aussi aisément. Le cours d'eau était heureux, dans le haut de la montagne se dressant vers le ciel touchant les nuages du bout de ses doigts, croisant ses congénères de temps à autre et entremêlant quelques bribes de soi aux autres, qui semblaient heureux également. La rivière tressait avec ses amis une amitié solide, réalisait des courses avec eux et ensemble elles pariaient sur celle qui regorgeait de plus de poissons ravis de vivre, de mouver leur corps dans cette eau fraîche et délicate, pure, translucide et pilier de la vie. Ce cours d'eau adorait échanger des souvenirs avec ses compagnons, en les éclaboussant de parole, en recevant mille mots en retour. Heureuse, la rivière continua son cheminement vers le bas, vers le sol plat, vers l'inconnu. Vers le futur.
La pente se fit un peu plus douce, laissant le temps à la rivière non pas d'échanger ses souvenirs éclaboussés par le biais de son fluide minéralisé, mais d'observer et communiquer avec ses amies. Fière d'elle, elle se réalisa qu'elle grandissait et, comme la roche mère, sa maman chérie, avait prédit, plus elle déguerpissait de la haute montagne, plus elle prenait en maturité .
Oh, ma chère Rivière Argentée. Tes reflets se noieront dans la profondeur du néant. Ta mémoire s'oubliera dans l'étendue. Tu seras balancée de temps à autre par les aléas de l'environnement. Tu deviendras adulte, forte, avec ta propre faculté de pensée. N'oublie pas qui tu es. N'oublie pas ta valeur, ton importance. Mais n'oublie surtout pas que tu n'es qu'une rivière parmi tant d'autres.
Rivière Argentée savait maintenant que sa mère dit vrai. Oh, qu'elle était adulte et indépendante ! Elle pouvait à présent rigoler en toute sérénité avec Rivière Stellaire et Rivière Bleutée, ses meilleures amies. Rigolant à tue tête, trébuchant sur des galets polis par leur cours, les rivières s'entremêlaient de temps à autre, pouvant, rarement, échanger leurs souvenirs si importants pour elles. Rivière Argentée se souviendra pour toujours de ses amies !
La pente se fit vraiment douce. Étrangement, Rivière Argentée n'apercevait plus ses amies, l'avaient-elle abandonnée ? Triste, seule, elle se mit à faire des allers retours dessinant une courbe à longs côtés parallèles à l'horizon. Les galets, si drôles à l'époque, avaient disparus également. Les joies de sa vie d'antan s'étaient volatilisées. Rivière d'Argent se retrouvait seule, broyant du noir, apercevant pour la première fois le paysage magnifique qui l'entourait, empli de quelques arbustes ployés par la force du vent qui regardaient le cours d'eau, intéressés et fascinés. Elle explorait sa mémoire et ressassait les souvenirs heureux du passé, essayant de ressentir la vague d'émotions douces comme une onde venant laper la rive, en vain. Les souvenirs ne valaient malheureusement pas le plaisir ressenti brut, natif, volcanique. Rivière d'Argent, observant pendant des jours les alentours, remarqua que son tracé n'était plus le même : dans sa jeunesse, son parcours était rectiligne, insouciant, enfantin, éclatant. À présent, il tournait en rond. Elle avait une étrange sensation d'errer, de voir et de revoir les mêmes paysages, et ceux ci ne changeaient que après un laps de temps étendu. Son eau ne virevoltait plus, elle clapotait doucement contre les roches grises comme le ciel fâché.
La pente n'existait plus. La rivière, fatiguée de solitude et d'ennui, pouvant uniquement être spectatrice de ce que son environnement lui imposait, espérait chaque jour, chaque heure, chaque seconde, rencontrer une autre rivière souhaitant partager le reste de sa vie avec elle. Elle donnerait chaque grain de sable composant son être, chaque galet couleur gris noir, ocre, ou allant vers le vert délavé, afin de revoir une rivière ou même une petite source avec laquelle échanger son eau. Donner du sien.
Rivière Argentée restait cependant seule, jusqu'à ce qu'une grande étendue noirâtre apparut devant elle. D'autres rivières se déversaient dedans, dépourvues de vie. Une fois plongée, elle rencontrait de l'eau d'autres rivières, tenta d'échanger avec elles, mais la boue présente rendait la communication difficile, résignant Rivière Argentée à un silence encore plus pesant, entourée des siens muets.Et le drame fût. Le marécage se déversait dans un espace semblant infini, pas noir, pire : d'un bleu profond, semblant prêt à te transmettre sa tristesse pesante. Une fois dedans, Rivière d'Argent avait atteint l'ataraxie. Elle ne ressentait plus rien. Elle se contentait d'être un amas d'eau qui se dispersait dans la vaste étendue d'eau bleu océan. Perdant ses souvenirs petit à petit, les méandres de la rivière comprit tout à coup les paroles de sa mère : sa vie s'achèverait ici.
Tes souvenirs se dispersant dans l'océan de l'oubli,
Parmi tant d'autres, toutes aussi jolies.
La richesse de ta vie était éphémère,
Mais l'injustice qui prône scandalise ta mère.
Petit lac, petite source, grande rivière rayonnante:
L'océan t'as oublié, mais dans ma mémoire intacte tu seras restée.
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Plonger dans l'oubli les pensées pessimistes
Tâm linhJe ne classe pas les écrits dans l'ordre chronologique, mais en fonction de leur type. En effet, dans un premier temps se situent les nouvelles, bien élaborées, puis il y a les écris divers, expériences littéraires que je fais. Tout déferle d'un cou...