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  A une heure du matin, pendant l'hiver de 1829 à 1830, il setrouvait encore dans le salon de la vicomtesse de Grandlieudeux personnes étrangères à sa famille. Un jeune et jolihomme sortit en entendant sonner la pendule. Quand le bruitde la voiture retentit dans la cour, la vicomtesse ne voyant plusque son frère et un ami de la famille qui achevaient leur piquet,s'avança vers sa fille qui, debout devant la cheminée dusalon, semblait examiner un garde-vue en lithophanie, et quiécoutait le bruit du cabriolet de manière à justifier les craintesde sa mère.– Camille, si vous continuez à tenir avec le jeune comte deRestaud la conduite que vous avez eue ce soir, vousm'obligerez à ne plus le recevoir. Ecoutez, mon enfant, si vousavez confiance en ma tendresse, laissez-moi vous guider dansla vie. A dix-sept ans l'on ne sait juger ni de l'avenir, ni du passé,ni de certaines considérations sociales. Je ne vous feraiqu'une seule observation. Monsieur de Restaud a une mère quimangerait des millions, une femme mal née, une demoiselleGoriot qui jadis a fait beaucoup parler d'elle. Elle s'est si malcomportée avec son père qu'elle ne mérite certes pas d'avoirun si bon fils. Le jeune comte l'adore et la soutient avec unepiété filiale digne des plus grands éloges ; il a surtout de sonfrère et de sa sœur un soin extrême. – Quelque admirable quesoit cette conduite, ajouta la comtesse d'un air fin, tant que samère existera, toutes les familles trembleront de confier à cepetit Restaud l'avenir et la fortune d'une jeune fille.– J'ai entendu quelques mots qui me donnent envied'intervenir entre vous et mademoiselle de Grandlieu, s'écrial'ami de la famille. – J'ai gagné, monsieur le comte, dit-il ens'adressant à son adversaire. Je vous laisse pour courir au secoursde votre nièce.– Voilà ce qui s'appelle avoir des oreilles d'avoué, s'écria lavicomtesse. Mon cher Derville, comment avez-vous pu entendrece que je disais tout bas à Camille ?– J'ai compris vos regards, répondit Derville en s'asseyantdans une bergère au coin de la cheminée.L'oncle se mit à côté de sa nièce, et madame de Grandlieuprit place sur une chauffeuse, entre sa fille et Derville.4– Il est temps, madame la vicomtesse, que je vous conte unehistoire qui vous fera modifier le jugement que vous portez surla fortune du comte Ernest de Restaud.– Une histoire ! s'écria Camille. Commencez donc vite,monsieur.Derville jeta sur madame de Grandlieu un regard qui lui fitcomprendre que ce récit devait l'intéresser. La vicomtesse deGrandlieu était par sa fortune et par l'antiquité de son nom,une des femmes les plus remarquables du faubourg Saint-Germain; et, s'il ne semble pas naturel qu'un avoué de Paris pûtlui parler si familièrement et se comportât chez elle d'une manièresi cavalière, il est néanmoins facile d'expliquer ce phénomène.Madame de Grandlieu, rentrée en France avec la familleroyale, était venue habiter Paris, où elle n'avait d'abord vécuque de secours accordés par Louis XVIII sur les fonds de laListe Civile, situation insupportable. L'avoué eut l'occasion dedécouvrir quelques vices de forme dans la vente que la républiqueavait jadis faite de l'hôtel de Grandlieu, et prétendit qu'ildevait être restitué à la vicomtesse. Il entreprit ce procèsmoyennant un forfait, et le gagna. Encouragé par ce succès, ilchicana si bien je ne sais quel hospice, qu'il en obtint la restitutionde la forêt de Grandlieu. Puis, il fit encore recouvrerquelques actions sur le canal d'Orléans, et certains immeublesassez importants que l'empereur avait donnés en dot à des établissementspublics. Ainsi rétablie par l'habileté du jeuneavoué, la fortune de madame de Grandlieu s'était élevée à unrevenu de soixante mille francs environ, lors de la loi surl'indemnité qui lui avait rendu des sommes énormes. Hommede haute probité, savant, modeste et de bonne compagnie, cetavoué devint alors l'ami de la famille. Quoique sa conduite enversmadame de Grandlieu lui eût mérité l'estime et la clientèledes meilleures maisons du faubourg Saint-Germain, il ne profitaitpas de cette faveur comme en aurait pu profiter un hommeambitieux. Il résistait aux offres de la vicomtesse qui voulait luifaire vendre sa charge et le jeter dans la magistrature, carrièreoù, par ses protections, il aurait obtenu le plus rapide avancement.A l'exception de l'hôtel de Grandlieu, où il passait quelquefoisla soirée, il n'allait dans le monde que pour y entretenirses relations. Il était fort heureux que ses talents eussent étémis en lumière par son dévouement à madame de Grandlieu,5car il aurait couru le risque de laisser dépérir son étude. Dervillen'avait pas une âme d'avoué.Depuis que le comte Ernest de Restaud s'était introduit chezla vicomtesse, et que Derville avait découvert la sympathie deCamille pour ce jeune homme, il était devenu aussi assidu chezmadame de Grandlieu que l'aurait été un dandy de laChaussée-d'Antin nouvellement admis dans les cercles dunoble faubourg. Quelques jours auparavant, il s'était trouvédans un bal auprès de Camille, et lui avait dit en montrant lejeune comte : – Il est dommage que ce garçon-là n'ait pas deuxou trois millions, n'est-ce pas ?– Est-ce un malheur ? Je ne le crois pas, avait-elle répondu.Monsieur de Restaud a beaucoup de talent, il est instruit, etbien vu du ministre auprès duquel il a été placé. Je ne doutepas qu'il ne devienne un homme très-remarquable. Ce garçonlàtrouvera tout autant de fortune qu'il en voudra, le jour où ilsera parvenu au pouvoir. – Oui, mais s'il était déjà riche ?– S'il était riche, dit Camille en rougissant. Mais toutes lesjeunes personnes qui sont ici se le disputeraient, ajouta-t-elleen montrant les quadrilles.– Et alors, avait répondu l'avoué, mademoiselle de Grandlieune serait plus la seule vers laquelle il tournerait les yeux. Voilàpourquoi vous rougissez ? Vous vous sentez du goût pour lui,n'est-ce pas ? Allons, dites.Camille s'était brusquement levée. – Elle l'aime, avait penséDerville. Depuis ce jour, Camille avait eu pour l'avoué des attentionsinaccoutumées en s'apercevant qu'il approuvait son inclinationpour le jeune comte Ernest de Restaud. Jusque-là,quoiqu'elle n'ignorât aucune des obligations de sa famille enversDerville, elle avait eu pour lui plus d'égards que d'amitiévraie, plus de politesse que de sentiment ; ses manières, aussibien que le ton de sa voix lui avaient toujours fait sentir la distanceque l'étiquette mettait entre eux. La reconnaissance estune dette que les enfants n'acceptent pas toujours àl'inventaire.– Cette aventure, dit Derville après une pause, me rappelleles seules circonstances romanesques de ma vie. Vous riezdéjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d'un romandans sa vie ! Mais j'ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde,et à cet âge j'avais déjà vu d'étranges choses. Je dois6commencer par vous parler d'un personnage que vous ne pouvezpas connaître. Il s'agit d'un usurier. Saisirez-vous biencette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais quel'académie me permît de donner le nom de face lunaire, elleressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurierétaient plats, soigneusement peignés et d'un gris cendré. Lestraits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand,paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceuxd'une fouine, ses petits yeux n'avaient presque point de cils etcraignaient la lumière ; mais l'abat-jour d'une vieille casquetteles en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le boutque vous l'eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvresminces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints parRembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d'un tondoux, et ne s'emportait jamais. Son âge était un problème : onne pouvait pas savoir s'il était vieux avant le temps, ou s'il avaitménagé sa jeunesse afin qu'elle lui servît toujours. Tout étaitpropre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vertdu bureau jusqu'au tapis du lit, au froid sanctuaire de cesvieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. Enhiver les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus decendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l'heurede son lever jusqu'à ses accès de toux le soir, étaient soumisesà la régularité d'une pendule. C'était en quelque sorte unhomme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez uncloporte cheminant sur un papier, il s'arrête et fait le mort ; demême, cet homme s'interrompait au milieu de son discours etse taisait au passage d'une voiture, afin de ne pas forcer savoix. A l'imitation de Fontenelle, il économisait le mouvementvital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi.Aussi sa vie s'écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sabled'une horloge antique. Quelquefois ses victimes criaient beaucoup,s'emportaient ; puis après il se faisait un grand silence,comme dans une cuisine où l'on égorge un canard. Vers le soirl'homme-billet se changeait en un homme ordinaire, et ses mé-taux se métamorphosaient en cœur humain. S'il était contentde sa journée, il se frottait les mains en laissant échapper parles rides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car ilest impossible d'exprimer autrement le jeu muet de sesmuscles, où se peignait une sensation comparable au rire à7vide de Bas-de-Cuir. Enfin, dans ses plus grands accès de joie,sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance étaittoujours négative. Tel est le voisin que le hasard m'avait donnédans la maison que j'habitais rue des Grès, quand je n'étais encoreque second clerc et que j'achevais ma troisième année deDroit. Cette maison, qui n'a pas de cour, est humide et sombre.Les appartements n'y tirent leur jour que de la rue. La distributionclaustrale qui divise le bâtiment en chambres d'égalegrandeur, en ne leur laissant d'autre issue qu'un long corridoréclairé par des jours de souffrance, annonce que la maison ajadis fait partie d'un couvent. A ce triste aspect, la gaieté d'unfils de famille expirait avant qu'il n'entrât chez mon voisin : samaison et lui se ressemblaient. Vous eussiez dit de l'huître etson rocher. Le seul être avec lequel il communiquait, socialementparlant, était moi ; il venait me demander du feu,m'empruntait un livre, un journal, et me permettait le soird'entrer dans sa cellule, où nous causions quand il était debonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d'unvoisinage de quatre années et de ma sage conduite, qui, fauted'argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents,des amis ? Etait-il riche ou pauvre ? Personne n'auraitpu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d'argent chezlui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de laBanque. Il recevait lui-même ses billets en courant dans Parisd'une jambe sèche comme celle d'un cerf. Il était d'ailleursmartyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l'or ;un double napoléon se fit jour, on ne sait comment, à traversson gousset ; un locataire qui le suivait dans l'escalier ramassala pièce et la lui présenta. – Cela ne m'appartient pas, réponditilavec un geste de surprise. A moi de l'or ! Vivrais-je comme jevis si j'étais riche ? Le matin il apprêtait lui-même son café surun réchaud de tôle, qui restait toujours dans l'angle noir de sacheminée ; un rôtisseur lui apportait à dîner. Notre vieille portièremontait à une heure fixe pour approprier la chambre. Enfin,par une singularité que Sterne appellerait une prédestination,cet homme se nommait Gobseck. Quand plus tard je fisses affaires, j'appris qu'au moment où nous nous connûmes ilavait environ soixante-seize ans. Il était né vers 1740, dans lesfaubourgs d'Anvers, d'une Juive et d'un Hollandais, et senommait Jean-Esther Van Gobseck. Vous savez combien Paris8s'occupa de l'assassinat d'une femme nommée la belle Hollandaise? quand j'en parlai par hasard à mon ancien voisin, il medit, sans exprimer ni le moindre intérêt ni la plus légère surprise: – C'est ma petite nièce. Cette parole fut tout ce que luiarracha la mort de sa seule et unique héritière, la petite-fille desa sœur. Les débats m'apprirent que la belle Hollandaise senommait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je lui demandaipar quelle bizarrerie sa petite nièce portait son nom : – Lesfemmes ne se sont jamais mariées dans notre famille, merépondit-il en souriant. Cet homme singulier n'avait jamais vouluvoir une seule personne des quatre générations femelles oùse trouvaient ses parents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevaitpas que sa fortune pût jamais être possédée par d'autresque lui, même après sa mort. Sa mère l'avait embarqué dèsl'âge de dix ans en qualité de mousse pour les possessions hollandaisesdans les grandes Indes, où il avait roulé pendantvingt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaientelles les secrets d'événements horribles, de terreurs soudaines,de hasards inespérés, de traverses romanesques, de joies infinies: la faim supportée, l'amour foulé aux pieds, la fortunecompromise, perdue, retrouvée, la vie maintes fois en danger,et sauvée peut-être par ces déterminations dont la rapide urgenceexcuse la cruauté. Il avait connu M. de Lally, M. de Kergarouët,M. d'Estaing, le bailli de Suffren, M. de Portenduère,lord Cornwallis, lord Hastings, le père de Tippo-Saeb et TippoSaeblui-même. Ce Savoyard, qui servit Madhadjy-Sindiah, leroi de Delhy, et contribua tant à fonder la puissance des Marhattes,avait fait des affaires avec lui. Il avait eu des relationsavec Victor Hughes et plusieurs célèbres corsaires, car il avaitlong-temps séjourné à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tentépour faire fortune qu'il avait essayé de découvrir l'or de cettetribu de sauvages si célèbres aux environs de Buenos-Ayres.Enfin il n'était étranger à aucun des événements de la guerrede l'indépendance américaine. Mais quand il parlait des Indesou de l'Amérique, ce qui ne lui arrivait avec personne, et fortrarement avec moi, il semblait que ce fût une indiscrétion, ilparaissait s'en repentir. Si l'humanité, si la sociabilité sont unereligion, il pouvait être considéré comme un athée. Quoique jeme fusse proposé de l'examiner, je dois avouer à ma honte quejusqu'au dernier moment son cœur fut impénétrable.  


Gobseck de BalzacOù les histoires vivent. Découvrez maintenant