Journée d'automne

C'est un dimanche d'Octobre, une après-midi ensoleillée. Ce sont les derniers beaux jours avant l'hiver. Des passants se promènent le long de la falaise, les mouettes dansent au dessus de leurs têtes, elles font des rondes dans le ciel azur. La mer est calme et teintée des reflets du soleil. On sent que la nature commence doucement à s'assoupir. Quelques feuilles s'envolent et viennent se mélanger aux coquillages sur le sable mouillé. Les arbres ont les couleurs du coucher de soleil de Juillet et on voit le vent agiter les branches et faire virevolter ces millions de couleurs sur le chemin.

                      Il y a des familles, des enfants qui font la course avec leurs vélos, des amoureux qui se tiennent la main et des gens seuls. Parmi tous ce bruit, toutes ces personnes, il y a un homme qui va commettre un acte irréparable. Il n'a pas de complice, il n'a pas encore réfléchi à la manière dont il va s'y prendre, en fait il ne sait pas lui-même ce qu'il va faire.

                   Cet homme c'est Lucien mais tout le monde l'appelle Lulu. Lulu a 47 ans, il est grand et droit. Il marche d'un pas assuré, il l'air de savoir où il va. Il sait ce qu'il veut et pourquoi il le veut. Lulu est un homme rationnel et sans histoire. Il a une femme qu'il a rencontrée lorsqu'il était jeune. C'était quand ils faisaient leurs études à Paris. Il était en faculté de Maths pendant qu'elle étudiait l'art et l'Histoire dans l'une des plus prestigieuses écoles parisiennes. Il s'était arrêté boire un verre sur les grands boulevards pour fêter son anniversaire et une jeune fille était sortie quelques minutes plus tard en oubliant son sac à main. Alors Lulu, en gentleman avait couru pour la rattraper et le lui tendre. Et vous savez, il y a ces moments dans une vie où les secondes durent des minutes entières, où les passants autour de soi ne sont plus que des petites fourmis à peine distinguables. Il y a ces moments d'impact. Et lorsque Juliette rencontra Lucien, dès l'instant où ses yeux verts plongèrent dans les yeux gris de Lulu, ils surent. C'était leurs impacts, leurs gloires secrètes, les jour où ils comprirent enfin pourquoi ça n'était pas quelqu'un d'autre. Il y a le jour où Harry rencontra Sally et le jour où Juliette rencontra Lulu. Ils vécurent une jeunesse intrépide et heureuse. Ils passaient leurs temps à flâner sur les grands boulevards et à visiter des musées. Ils se retrouvaient souvent après leurs cours dans le bar de leur première rencontre. Mais ce qu'ils préféraient c'était lire ensemble, parfois ils s'arrêtaient un instant pour savourer ces moments précieux du dimanche après-midi.

Ils se sont construits ensemble et ont aimé leurs années d'étudiants, si bien que vingts après ils en sont toujours nostalgiques. Lulu et Juliette se sont mariés après avoir obtenu leurs diplômes, ils ont déménagé au bord de la mer pour avoir une vie plus sereine et dans leur tranquillité est né Gabriel, puis un an après, ils donnèrent naissance à des jumelles. Les enfants grandissaient sous le regard émerveillé de leurs parents. Ils prenaient le temps d'aimer chaque instant clé de la vie de leurs trois petits : les premiers pas, les premières paroles, les premiers rires. Il y avait aussi les balades dominicale au bord de la mer où les enfants prenaient un plaisir fou à courir après les mouettes, construire des châteaux de sable ou encore ramasser des coquillages qu'on laissait souvent trainer sur la pelouse du jardin pendant des mois.

                      Lulu et Juliette étaient toujours présents le week-end et multipliaient les sorties familiales à la campagne ou à Paris. Si l'on passait une journée dans le quotidien de cette petite famille, on comprenait très vite qu'ils avaient perdu leurs habitudes tranquilles de jeunes mariés. Les journées étaient trépidantes et rythmées. Les jumelles avaient un don inné pour concocter les mauvaises expériences et les bêtises enfantines, leur grand frère complice, y trouvait une satisfaction mesquine et n'hésitait jamais à les entrainer dans ses plans extravagants. On leur attribuait souvent le surnom "les trois Mousquetaires" quand Juliette racontait avec une pointe de fierté les aventures pas toujours très drôles que leur faisait voir leurs enfants. Lucien, de son côté, trouvait les bêtises de ses enfants beaucoup moins amusantes car c'était souvent lui qui intervenait et mettait fin à ces élans enfantins sous les rires étouffés de Juliette qui ne pouvait s'empêcher de trouver ces situations atypiques et très fantaisistes. Lulu disait que c'était son côté sensible et artiste qui ressortait. Juliette était enjouée et optimiste, elle essayait toujours de le persuader le laisser les enfants faire leurs expériences et n'intervenir qu'en cas d'extrême urgence seulement Lulu était organisé et soigné et ne pouvait supporter de les voir retourner sa maison sans un dire un mot. Mais pour rien au monde, il n'aurait voulu voir s'effacer le sourire malicieux et complice de ses trois Mousquetaires. Ils ont aimé leur période de jeunes parents, ce fut l'une des plus douces et mouvementées de leur vie. 

                        Aujourd'hui les enfants ont bien grandi, Gabriel approchait de ses 18 ans et Adèle et Clémence venaient d'avoir 17 ans. Dans deux ans, ils seraient tous séparés pour commencer leur vie de jeunes étudiants. Gabriel entrait en école d'ingénieur, Adèle se voyait déjà étudiante dans les hôpitaux de Paris, quant à Clémence elle se questionnait peu sur son avenir. Clémence avait hérité de l'esprit bohème et artiste de sa maman, elle était douée de ses mains et capable de jouer plusieurs instruments alors qu'elle n'avait jamais fait de solfège. Elle écrivait beaucoup, des poèmes, des nouvelles, toutes sortes de choses douces et sensibles. Elle allait souvent sur la bute pour peindre l'océan ou regarder les gens passer. Clémence était imprévisible, désordonnée, aimante et lumineuse. On aurait dit sa mère à 20 ans.

             Lulu avait aimé vivre avec ses enfants, même leur adolescence il l'avait trouvée extraordinaire. Il s'était réjoui de les voir se construire et changer au fil des années. Il s'était émerveillé du parcours que menaient ses trois petits Mousquetaires et il se sentait un peu désorienté de les voir s'envoler ainsi. Ils reviendraient souvent, "tous les week-end" disaient-ils mais Juliette et Lucien connaissaient la vie parisienne, le rythme, les sorties du Samedi et la fatigue du dimanche après-midi. Ils savaient bien que l'immersion soudaine dans la vie étudiante offrait un grand nombre de libertés et de désirs à assouvir. Ils se souvenaient aussi que la distance avec la famille n'était pas si difficile à établir et que les promesses des visites hebdomadaires étaient rarement tenues.

Lulu et Juliette étaient conscient qu'ils étaient en train de vivre leur dernières soirées télé, leurs dernières promenades du dimanche, leurs derniers lundi matin où l'atmosphère est embuée de fatigue quant à la semaine qui se dessine dans les esprits de chacun. Lulu était persuadé que même la queue devant la salle de bain le matin allait lui manquer.

Mais il sait que le temps des petits enfants viendra, qu'il réapprendra à aimer les réveils à deux, comme au commencement. Lulu arrive à voir ces événements comme une renaissance, comme un beau lendemain s'offrant à lui, une ébauche à la sérénité. Il a toujours rêvé de voyager et il sait que c'est des plus grands désirs de Juliette. Il est triste mais optimiste. Lulu aime ressortir les vieilles photos et raviver les souvenirs. Il n'a pas peur du passé car il ne se rappelle pas avoir été malheureux. Il a beau remonter à l'époque de son enfance, de son adolescence, il a toujours rebondi très vite face à une situation difficile. Lulu a eu une enfance heureuse et douce, tout comme sa vie.

                  En cet instant où il marche le long de la falaise, où il voit ces dizaines de personnes qui marchent autour de lui, il est serein. Il est déterminé et confiant. Le soleil couchant se reflète sur la mer en face de lui. Il s'arrête pour contempler ce spectacle époustouflant que lui offre la nature en ce soir d'Octobre et dans un geste indécis mais calme, il saute.