De maigres flocons de neige tombaient sporadiquement du ciel, dansant entre les nuages gris, les bâtiments gris et le sol gris pour enfin fondre contre ce qu'ils touchaient. L marchait, le menton enfoncé dans une écharpe, un bonnet vissé sur ses cheveux, le nez rougi, les yeux larmoyants, les mains calfeutrées dans d'épais gants noirs, drapé d'un manteau sombre d'où dépassait un jean gris qu'achevait une paire de chaussures noires et solides d'où dépassait parfois au rythme de ses pas des chaussettes grises. H marchait à côté de lui, également drapé dans un manteau noir, mais ses mains fines étaient nues, comme son cou et sa tête. Il portait une chemise à damier noir et rouge que L lui avait offert sous un pull gris, un jean blanc qui lui allait à merveille et des baskets de sport.
- C'est gentil de m'accompagner, le remercia L de cette voix tremblante qu'il lui faisait toujours avoir.
- C'est normal, lui souffla son interlocuteur. Ça fait combien de temps que vous vous êtes pas vus ?
Faible hésitation. L décida finalement de tout lui dire.
- Depuis qu'on est ensemble.
- Huit ans ?
H s'était figé de stupeur.
- Huit ans sans voir ton père ?
L hocha la tête, un peu honteux. Ils étaient arrivés. Avec un frisson, L posa la main contre l'épaisse porte de verre et de métal. Elle était plus grande dans ses souvenirs... Il tapa nerveusement le code et entra. Le hall empli d'interphones l'envahit de souvenirs. Il mit quelques secondes à trouver le nom de son père et finit par presser le bouton avant de reculer, comme si des fantômes du passé allaient surgir du micro. Ce fut seulement la voix de sa soeur M, altérée par quelques parasites.
- C'est qui ?
- Moi.
La porte se déverrouilla avec un claquement, et ils entrèrent dans la cage d'escaliers. Alors qu'ils attendaient l'ascenseur, H posa une main investigatrice sur l'épaule de son amoureux.
- Pourquoi t'as dit "moi" et pas "nous" ?
- Réflexe, mentit L.
H ne fut pas dupe.
- Ils savent que je viens ?
- Ma soeur et mon frère.
- Et ton père ?
Pas de réponses.
- Il sait qu'on est ensembles ?
- Je l'ai pas vu depuis huit ans, plaida L.
La porte de l'ascenseur s'ouvrit devant eux, et ils entrèrent.
- Putain !
L sursauta. H n'était pas d'un naturel vulgaire.
- Je t'avais dit de pas me foutre dans une situation pareille ! Je te l'avais DIT, bordel !
Il jura dans sa barbe, passa une main furieuse dans ses cheveux et replanta son regard dans celui de L.
- Tu dois lui dire.
- Non.
La réponse avait fusé par réflexe, instinctive, d'un ton suppliant. H agrippa les épaules de L.
- Si ! Tu peux pas vivre toute ta vie dans l'ombre de tes parents, merde !
Ce fut trop pour L, qui frappa du poing contre le mur, produisant un son creux, trop furieux pour s'inquiéter d'avoir bloqué l'ascenseur.
- Je ne vis pas dans leur ombre !
- Bien sûr que si, tu vis dans leur ombre ! Pourquoi je ne les aie jamais vus ? Pourquoi tu ne leur parle pas de moi ?
- Mais COMMENT tu veux que je leur parle ?! Ça fait huit ans !
- Tu dois lui dire.
- Écoute-moi bien.
L se redressa, les yeux ardents, poings serrés, menton haut.
- Je. Ne lui. Dirai. Pas.
- Alors c'est moi qui le ferai.
L'ascenseur choisit cet instant pour s'ouvrir, et H pour planter L sur place. Ce dernier soupira, passant ses doigts dans ses cheveux en bataille. Comment en étaient-ils arrivés là ? Il finit par se décider à sortir et rejoignit H d'un pas furieux.
- Tu sais même pas où c'est, lui cracha L avant de sonner à une porte.
Après un bref délai, la poignée ronde tourna, et la porte s'ouvrit sur M. Ses cheveux bruns et frisés étaient ramenés en un chignon retenu par une baguette blanche. Ses yeux bruns étaient cerclés de mascara, sa bouche ourlée de rouge à lèvres, ses ongles rougis. Elle portait une robe rouge sans manche dont l'avant s'ouvrait presque jusqu'à la naissance de sa gorge et qui s'achevait sur ses genoux. Ses pieds étaient glissés dans des escarpins noirs, et ses jambes fines étaient nues. Un collier de perles assorti à ses boucles d'oreilles achevait sa parure. Elle sourit en voyant son frère.
- Salut le moche !
- Salut la grosse !
Il la prit dans ses bras. Elle sentait les fleurs. Elle remarqua enfin H et lui tendit une main amie.
- Bonsoir ! Je m'appelle M.
- Enchanté, lui répondit-il en serrant sa main fine. Je m'appelle H.
Une voix masculine fusa de l'intérieur.
- M ! Qu'est-ce que tu fabriques ?
- J'arrive ! Allez, entrez ! Vous allez pas passer la soirée sur le paillasson !
Elle disparut. H profita qu'ils soient seuls pour poser un doigt sérieux sur le torse de L.
- Je veux que tu lui dises.
- Mais pourquoi ?
- Je t'aime, merde ! Je veux pas me cacher !
Et il le laissa là. L faillit sangloter et se retint au dernier moment, fermant la porte derrière lui. Avant de rejoindre les autres, il se promena dans ma cuisine étriquée, les deux chambres et la salle de bains en quête d'un quelconque indice de vie autre que paternelle. Mais rien. Pas de rouge à lèvres, de cotons, de tampons, de parfums, de draps défaits, de chaussures oubliées, de lingeries, de robe, de plantes vertes, de magazines, de brosses, de sèche-cheveux... Pas même une odeur. Mi-déçu mi-rassuré, L finit enfin par entrer dans le salon. Il occupait la moitié de l'appartement et faisait également office de salle à manger. Les meubles étaient les mêmes que dans ses souvenirs : Une table en verre, des chaises de bois, cinq petites bibliothèques, une armoire à vaisselle, un canapé, deux tapis et un buffet, sans oublier un porte-manteaux où L accrocha le sien. M discutait avec une jeune femme (sans doute J, la petite amie de A, le frère de L) assis sur le canapé alors que A, H et un autre homme (que L devinait être T, le fiancé de M) débattaient avec vigueur autour d'une table. Pas de trace de C, leur père. L s'assit à côté de sa soeur, prêtant une oreille attentive à la discussion tout en détaillant J. Tout chez elle semblait fait pour plaire, de la courbe gracieuse de sa robe noire jusqu'à ses boucles d'oreilles en argent, son rouge à lèvres cerise, ses cheveux blonds artistiquement décoiffés, son bracelet doré au bras gauche et son collier de feu inclus. Ses yeux verts ne quittaient pas H. L était à la fois flatté pour lui et un peu jaloux. J finit par demander qui était cet inconnu alors que M amenait l'apéritif.
- Hein ? Ah, lui ! C'est H, le mec de mon frère L.
Le regard de jade de J fit plusieurs aller-retours entre H et L avant qu'elle ne sourit.
- Très bon choix, sussura-t-elle au jeune homme, qui sourit.
- Je retourne le compliment à mon frère, lui répondit L avec un sourire. Vous êtes magnifique.
- Flatteur !
Elle laissa échapper un petit rire qui fit taire les conversations. A se leva avec un sourire.
- L, quel succès !
- Hélas, répondit ce dernier en serrant la main de son frère, si j'en avais la moitié avec les hommes !
- En tout cas, pas avec celle-là, intima ironiquement A en désignant sa petite amie, qui sourit.
- Mais non, mon chat, lui chantonna-t-elle en l'embrassant. À part peut-être avec ce jeune homme, murmura-t-elle en se tournant vers H, qui lui sourit.
- Je doute que madame ait beaucoup de chance avec moi, lui rétorqua ce dernier avec un rictus moqueur et défiant. Mes goûts sont très... Spécifiques.
- Ça tombe bien, les miens aussi. Je suis sûr qu'on pourrait s'amuser, nous deux.
- Ça dépend. Vous aimez les menottes ?
La porte s'ouvrit à ce moment précis, ramenant le silence. L en profita pour se glisser à côté de son amoureux et attraper sa main. La porte se referma, et C parut. Ses cheveux autrefois bruns étaient désormais totalement blancs, et son visage s'était ridé. Il tenait à la main une bouteille de vin et portait un blouson en cuir, un polo rouge élimé, un vieux jean et des chaussures larges. Il ressemblait à un vieil homme. L s'avança, hésitant, avant de tendre une main tremblante vers son géniteur. Ce dernier la serra après un instant d'hésitation et se débarrassa de son manteau.
-... Bonsoir, L.
- Bonsoir papa.
- Mais j'oubliais ! Asseyez-vous, je vais chercher le dîner.
Tous s'assirent autour de la table alors que C disparaissait. Tous s'assirent en couples, avec C en tête de table, en face de L.Le repas s'écoula lentement, plat après plat, discussion après discussion, et la trame de ce qui avait été perdu fut retissée. Pendant un instant, L se sentit chez lui, jusqu'au moment du dessert. C'était une bûche au chocolat. Tout en la découpant, C posa la question.
- Et alors, L, tu es avec quelqu'un ?
- Justement...
- Avec moi.
La voix de H semblait si grave dans ce silence ! C se figea, le couteau encore à demi planté dans la bûche. Un sourire incrédule naquit sur sa bouche.
- C'est... C'est une blague ?
- Non.
H attira L contre lui et l'embrassa. Ce dernier rougit instantanément et voulut se détacher, mais son amoureux était plus fort. M éclata de rire. Une fois libre, L se redressa. Son père était furieux. Tremblant, il déposa son couteau sur son assiette.
- Mais où est-ce que je me suis trompé ?
- Pardon ?
- J'ai pourtant tout fait comme il fallait, poursuivit C. J'étais gentil, juste, droit...
- Mais tu ne t'es pas...
- Pourquoi ! Pourquoi, trahison après trahison, tu me déchires ?!
- Mais je ne te trahit pas !
- Si ! D'abord, tu abandonnes les maths pour les langues, ensuite tu refuses de me voir et enfin tu te mets avec un homme ?!
- PAPA !
L s'était relevé, blême de fureur. Il faisait face à son père, anéanti par le chagrin et la colère.
- Pourquoi moi ? Qu'est-ce que j'ai putain de mal fait !
L n'y tint plus et explosa.
- Mais TOUT ! Ton obsession pour les sciences, ton transfert de tes échecs passés sur moi, ton ignorance de ce que je suis ! Tu n'as jamais été celui que je voulais ! Pas une seule fois ! Oh, bien sûr, tu nous éduquais correctement, comme il faut, pour qu'on rentre dans le moule et tant pis, on casse ce qui dépasse ! J'en ai marre ! Tu n'as aucun droit sur moi sous prétexte que tu m'as fait ! Laisse-moi vivre !
- Vivre ?! Mais j'ai tout fait pour que tu vives ce que tu veux !
- TU PLAISANTES ??! Me forcer à prendre S, c'était m'aider ?
- Tu allais au CHOMAGE, sinon !!
- Mais et alors ?? Je ne veux pas être médecin, je veux écrire ! Je veux faire rêver ! Tu crois que mon ambition c'est de faire comme toi ? Avoir un boulot plus ou moins stable, me marier, avoir des enfants, divorcer et me réveiller en me rendant compte que je vais droit dans le mur ?? Non ! Je veux vivre ! Je ne veux pas être une braise comme toi ! Je veux être une supernova, aveuglant, bref et destructeur ! Je refuse votre vie prémâchée ! Je bouffe la mienne, et tant pis si je m'y pète les dents ! Tant pis si je m'étouffe ! Tant pis si je crève ! J'aurais vécu ce que je voulais vivre !
C abattit un poing furieux sur la table, faisant tomber son verre. Le vin rouge s'éparpiller comme du sang sur la nappe blanche et bleue.
- DEHORS ! Tout de suite !
- Il est hors de question que je reste une seconde de plus !
L pivota, jeta d'un geste rageur son manteau sur ses épaules et ouvrit la porte.
- Et joyeux Noël !
Il claqua le lourd battant de bois. H l'attendait, visiblement inquiet.
- Ça va ?
L inspira profondément.
- Oui, souffla-t-il avec un grand sourire. Je me sens bien.
Il glissa sa main dans celle de son amoureux.
- Allons-y. C'est Noël, et je t'ai toi. Peu importe le reste
Ils s'embrassent. Avec un sourire grivois, L se détacha.
- Au fait ! Ça te dit toujours, les menottes ?