Chapitre 7 : Mélissa, Le proxénète

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Plus de dix jours ont passé depuis cette soirée désastreuse. Je n'ai pas revu Cassandra et encore moins mon banquier, mais Félicité m'a téléphoné la semaine dernière. Elle a ouï-dire, par sa meilleure amie, que David et elle avaient terminé leur nuit en apothéose. Ma cousine m'a scrupuleusement énoncé chaque détail comme si elle y était. D'ailleurs, je me demande si ce n'était pas un plan à trois.

J'ai reçu plusieurs appels de la banque. Tous les messages exigeaient un rappel immédiat en vue d'un rendez-vous avec mon conseiller financier. Je n'ai évidemment pas obéi. J'envisage même de changer de crémerie pour ne pas avoir à tomber de nouveau sur David. Je l'imaginerais forcément derrière une Cassandra à quatre pattes et, bien que cela ne me dérange pas, je préférerais éviter de mélanger ma vie privée avec ma vie administrative. Surtout que la paperasse n'est déjà pas ma tasse de thé.

J'ai enfin reçu mon salaire. Il a comblé mon découvert, payé mon loyer, le gaz, l'électricité, mon crédit à la consommation (il me fallait absolument cette télévision ultra-plate), mes cartouches de cigarettes et le plein de tortellinis.

Je suis à nouveau en négatif.

Aujourd'hui, c'est la meilleure journée de l'année. Celle où je fais des économies. La Saint-Valentin. Pas de mec, pas de cadeaux inutiles à offrir.

Je vois tous ces guignols avec leur rose à la main. Ils sont fiers d'eux comme s'ils venaient de trouver le présent idéal. Une vieille fleur défraîchie pour représenter leur amour. Une déclaration à quatre euros. Magnifique !

Avec un peu de chance, elles auront le droit à un dîner aux chandelles dans un restaurant du quartier. Une formule entrée-plat-dessert unique et hors de prix, chaque couple aligné, attablé deux par deux. Le romantisme à l'état pur.

Je préfère donc rendre visite à l'unique homme qui compte dans ma vie. Mon père. Ce bougre n'a pas cessé de rouspéter ces derniers temps. Il me reproche de l'abandonner à son triste sort. Je lui ai bien proposé de venir m'installer chez lui mais il a refusé. Même pour mon géniteur, je serais trop difficile à vivre.

Il faut dire que je l'adore, mais je ne supporte pas toutes ses manies. Et je ne manque jamais une occasion de le lui dire. Pour cette raison, quand je suis là, chacun de ses faits et gestes est épié.

Que voulez-vous, il mange la bouche ouverte, se gratte le nez devant la télévision et lâche quelques flatulences publiquement. Sa vie de célibataire lui a donné de mauvaises habitudes difficiles à maîtriser.

En chemin, je décide de m'arrêter chez le marchand de journaux. Je choisis tous les magazines de sport dont mon père est friand. Paris-Turf, Tiercémagazine, GenyCourses, bref, l'essentiel de la presse hippique. C'est un grand sportif, mon papa.

Il y a du monde à la caisse. Tous les illuminés de la ville sont venus acheter un ticket de Loto. La cagnotte n'ayant pas été remportée la dernière fois, les sommes en jeu s'élèvent à dix millions d'euros, pour fêter l'amour.

Depuis quand l'amour est-il associé à l'argent ? Probablement depuis que les jeunes épouses de Hugh Hefner, le patron de Playboy, se disent amoureuses.

Je commence à m'impatienter quand un doigt tapote mon épaule. Je pivote.

Deux hypothèses font alors spontanément irruption dans mon cerveau. Ou mon mauvais karma a décidé de me rappeler « je suis de la daube mais je suis avec toi pour toujours », ou bien, tout simplement, ce type me suit.

— Ah, bonjour, lui dis-je sans lui cacher mon manque d'enthousiasme.

David sourit d'un air suffisant. J'aurais envie de laisser toutes mes emplettes sur place et de partir. Il penche la tête sur le côté pour essayer de lire le nom de mes journaux. Je les cache aussitôt. Sa moue exprime du dégoût et un soupçon de pitié.

— Je ne vous pensais pas adepte des courses de chevaux ! Je comprends mieux vos difficultés financières. Il existe des centres de désintoxication aux jeux, vous savez ?

Je n'arrive pas à le croire. Il s'imagine peut-être que je suis une paumée au verre de vin blanc dans un bar PMU à dix heures du matin. Les apparences sont trompeuses mais quand même. Je ne peux pas permettre une seule seconde un tel mépris envers ma personne.

Et la meilleure défense, c'est l'attaque.

— Je vous croyais banquier, pas thérapeute, ni proxénète testant la marchandise.

Il semble contrarié. Son front se plisse et les cloisons nasales de son nez légèrement cassé se soulèvent comme celles d'un taureau devant un drapeau rouge. J'ai tapé dans le mille pour l'énerver. J'en suis très fière. Il semble se poser des questions. Je jubile.

— Je ne vois pas ce que vous sous-entendez.

Il aurait presque l'air inquiet. Je ne sais pas pourquoi ce type m'agace autant et je prends un réel plaisir à le torturer.

— La prochaine fois que vous ramenez une femme chez elle, assurez-vous de mieux la connaître si vous ne voulez pas finir au poste pour proxénétisme aggravé.

Je reviendrai réclamer plus tard les vidéos de surveillance du buraliste. Je repasserai en boucle la mine défaite de mon banquier chaque fois que j'aurai un coup de blues.

— Est-ce que vous essayez de me dire que Cassandra est une professionnelle ?

Il est de plus en plus pâle. Je suis au bord de l'explosion de rire. Je redirige mon attention sur le guichet pour ne pas avoir à me trahir.

— Puisque je vous le dis.

Je ne l'entends plus prononcer un mot après ma fausse révélation. Finalement, mon karma avait de bonnes intentions. Au moment de payer, je décide d'acheter un ticket de Loto. Après tout, cette journée commence sous de merveilleux auspices. Autant profiter de ma chance tant qu'elle se trouve dans les parages.

Bien que je sois née un vendredi treize, je ne joue jamais aux jeux de hasard. Cet imbécile n'est pas très perspicace. Je déteste sa facilité à émettre un jugement. Il est hors catégorie dans la crétinerie, celui-là. Heureusement que sa beauté camoufle aisément son manque de finesse.

En sortant, David m'adresse un petit rictus désolé. Je suis ravie. Cassandra m'en voudra sûrement quand elle apprendra ce que j'ai dit sur elle, mais le jeu en valait la chandelle. Elle se remettra vite en selle sur un nouveau cheval.

Je regarde mon ticket de Loto. Je n'ai déjà pas assez d'argent pour pouvoir me faire plaisir et voilà que je commence à gaspiller mes maigres ressources. Autant jeter les billets par la fenêtre, c'est tout comme. Je ne me souviens pas avoir déjà gagné quelque chose à un jeu, enfin si, trois titres musicaux au fast-food. Mais ça ne compte pas.

Pourtant, ne dit-on pas « Malheureux en amour, heureux au jeu ? ». Je ne sais pas qui a inventé toutes ces expressions stupides. Si le créateur des proverbes avait réussi à conclure avec sa baudruche un 25 novembre, il nous aurait pondu « À la Sainte-Catherine, tout bois prend racine ». N'importe quoi.

Je glisse le ticket de Loto dans ma poche et continue mon chemin, avec la satisfaction d'avoir gagné ma journée au moins en clouant le bec à mon banquier.


Love ticket ( La condamine )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant