Ce dimanche-là, je traînais les pieds dans la grand-rue encombrée, quand cet abruti de René me rentra dedans, m'écrasant le nez. C'est aussi simplement et banalement que cela commença. Un coup de tête dans le nez, malencontreusement donné par une belle après-midi de septembre 1907. Cet accrochage aurait normalement dû être sans importance et se terminer courtoisement. Mais, c'était oublier bien vite la personnalité de René et l'importance stratégique que pouvait prendre un tel événement pour les prochaines élections municipales du printemps 1908.
Pensez donc : une confrontation publique entre le maire anticlérical forcené, fervent promoteur de la loi de décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, c'est-à-dire lui ; et le curé grande gueule, autrement dit votre serviteur, en pleine grand-rue un jour de foire de la Saint-Michel ! Presque du pain béni !
Comme pour le coup de tête, ce fut René qui attaqua le premier, profitant en cela des cloches qui carillonnaient encore follement sous mon crâne :
— Ben alors, citoyen Masseboeuf !! m'éructa-t-il violemment au visage en levant vers moi une tête dodelinante dont les yeux exorbités et fâchés en auraient fait fuir plus d'un.
À ces quelques mots, son haleine appesantie de relents de gnole à faire tomber les mouches en plein vol frappa par le revers mes narines déjà tuméfiées.
— On ne regarde plus où on va ? continua-t-il, en vociférant de sa voix de tribun de comptoir pour attirer l'attention de tous. Ou on se croit investi de missions tellement supérieures à celles du commun des mortels que tous doivent se pousser sur son passage ?
Comme à son habitude en période de chasse à l'électeur, sport très viril s'il en est, puisque jamais personne, à part quelques suffragettes hystériques, n'aurait l'idée saugrenue de faire voter les femmes, cet imbécile était fin saoul, et il me cherchait des noises. J'en pestai intérieurement plusieurs fois de suite pour garder la dignité nécessaire à mon sacerdoce. Puis, frottant mon nez encore endolori, je pris tout mon temps pour lui répondre. Mon poing droit me démangeait pourtant fortement et un petit diable, perché sur mon épaule gauche, me faisait remarquer que la voie d'un direct vers la tentante et proéminente mâchoire en galoche du pithécanthrope qui me faisait face, était grande ouverte. Lui en coller une en pleine poire, en retour de son coup de tête dans le nez, aurait été un vrai plaisir. Presque un délicieux rappel de notre tumultueuse enfance commune.
Dans le temps, René et moi avions souvent fini en retenue pour ce motif de galopin. Aussi, ce jour-là, je savais pertinemment que c'était tout ce que cette fripouille patentée attendait pour déclencher les hostilités entre nous. Sa stature courte sur pattes, mais trapue à souhait, aux muscles roulant déjà sous sa chemise soigneusement amidonnée et sa veste du dimanche, promettait comme toujours au grand serin nerveux et opiniâtre que j'étais, une sévère correction.
Or, cette attitude bravache alluma instantanément quelque chose en moi. Un soupçon d'humeur belliqueuse sans doute. Le genre de réminiscences que mes années au séminaire, ou les sermons de monseigneur l'évêque Bricard à la suite de mes précédentes altercations avec ce cher René, n'avaient pas réussi à étouffer. Cela me poussa en tout cas à lui répondre sur un ton qui n'était pas celui que j'aurais dû employer :
— Parce que tu as regardé où tu allais et que tu t'es écarté toi, René Fayard ?
— Moi, citoyen Paul Masseboeuf, je suis ton maire ! Et en plus, je porte mon écharpe, signe du caractère trèèès officiel et extrêêêmment symbolique de ma présence ici. Je n'ai donc pas à me pousser pour aller patauger dans le ruisseau, me balança cet idiot aviné.
L'homme qui me faisait face était gonflé à chaque mot qu'il prononçait de sa propre importance, et tout en roulant des yeux et des superlatifs, il me menaçait d'un doigt sentencieux dressé devant le nez qu'il venait d'amocher. Toutefois, je ne pouvais pas l'éviter. Cet abruti, toujours aussi volontairement provocant, demeurait obstinément planté devant moi, tel un poulet dressé sur ses ergots, avec toute sa morgue coutumière. À ce comportement, je devinais sans peine qu'il avait réitéré à dessein le « citoyen » offensant pour me désigner, terme qu'il savait être profondément irritant pour mes très susceptibles oreilles de « préposé au culte », comme il aimait également à m'appeler dans ses arrêtés municipaux pour réglementer mon droit à procession sur la voie publique. Je ne reculai donc pas d'un pouce pour lui répondre et, au contraire, je m'enracinai également dans le trottoir, prêt à en découdre, les bras croisés sur la poitrine :
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