Texte 2- Rétroactif

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Je reprends conscience à la lueur éblouissante d'une fusée éclairante. Trois détonations résonnent dans la nuit, trois coups de canons, comme pour annoncer l'ouverture d'une morbide pièce de théâtre. Je suis étendu dans la boue, une pluie âpre fouette mon visage.

L'éclat orangée de la fusée dessine des barbelés au-dessus de mon visage. L'odeur de la vase et du sang inonde mes narines. Une mitrailleuse aboie quelque part, accompagnée de coups de feu.

Je suis arrivé à destination. La destination d'un voyage sans retour.

Je me relève avec un gémissement. Je contemple l'étendue de boue ravagée par un ouragan d'acier et parsemée de corps déchiquetés, cet enfer auquel on m'a tant préparé.

J'ai mal à la tête et mon estomac n'est plus qu'un bloc de béton. Les ingénieurs m'ont promis que je serais téléporté dans une tranchée, me voilà dans le No Man's Land.

Malgré tous les entraînements, je suis terrifié, et pour la première fois je ressens le poids de l'humanité toute entière peser sur mes épaules.

Je vérifie mon uniforme, mon fusil, mes faux papiers, la photographie de ma cible : tout est là. Je vois quelqu'un s'approcher de moi, je distingue le manteau gris et le casque à pointe. Un chien l'accompagne.

— Hé, camarade, qu'est-ce que tu fiches ici ? lance le soldat en allemand alourdi d'un fort

accent autrichien. Tu vas te faire descendre !

Je m'approche de lui en titubant, encore étourdi. Il m'aide, et nous revenons tous deux vers la tranchée allemande, le chien trottinant à nos côtés. Derrière nous, l'artillerie britannique tonne par à-coup, et les canons germaniques leur rétorquent avec férocité.

Une fois en relative sécurité dans la tranchée, je tente :

— Je suis encore sonné... J'ai du me prendre un coup sur le crâne. Je sais même plus qui je suis, où je suis, ni en quelle année on est...

L'Autrichien me regarde en fronçant les sourcils. Il se demande sans doute si je suis un espion. Il portait une petite moustache commune à l'époque, et son visage assez banal est illuminé par deux yeux bleus électrique. Je distingue une Croix de Fer, seconde classe, épinglée avec fierté sur la poitrine du jeune homme.

— On est dans le nord de la France, explique-t-il, le 9 mars 1915. Régiment List. On m'appelle Adi, je suis estafette. Ça te revient ?

Le 9 mars ? J'étais censé arriver le 25 février...

Pris de panique, je sors la photographie de ma cible et la tend à Adi.

— Euh, tu connais ce type ? C'est un proche ami à moi. On m'a dit qu'il était dans le Régiment List, avec nous, mais j'ai pas réussi à le trouver.

L'Autrichien étudie le portrait, me lance un regard, hésite, puis me fait un signe de la main et je le suis.

****

La cible est assise en face de moi, dans un abri. Un soldat comme les autres, qui joue aux cartes avec ses camarades, qui se soucie juste de sa propre survie, inconscient de l'impact qu'il va avoir sur l'Histoire. J'attends. Aurais-je le courage de faire le nécessaire ?

Je repense au présent que j'ai quitté pour toujours : oui, le mal était nécessaire. Les autres soldats partent et lui et moi se retrouvons seuls. Il essaie d'engager la conversation, mais je lui réponds par des grognements et haussements d'épaules. Il se résigne au silence, se verse un peu de vin dans son gobelet et l'avale cul-sec.

À mon grand soulagement, le poison que j'ai glissé dans sa tasse ne perd pas de temps à agir. La cible s'écroule sur son lit miteux en se tenant le ventre. Je m'efforce de ne pas le prendre en pitié, m'approche et lui murmure :

— Tu as entendu parler de l'effet papillon, Klaus Schneider ? Un battement d'aile de papillon dans l'Hémisphère Nord qui s'amplifie, s'amplifie jusqu'à provoquer un ouragan dans l'Hémisphère Sud. Tu es ce papillon, Schneider. Début 1916, tu conçois un fusil d'assaut révolutionnaire qui va très vite être produit à la chaîne et avantager l'armée Allemande. Ton invention lance une réaction en chaîne qui repousse Britanniques et Français. En novembre 1917, les Allemands s'emparent de Paris, en décembre la France et le Royaume-Uni se rendent. En mars 1918, c'est la Russie qui est à genoux. L'Empire Allemand et ses alliés contrôlent toute l'Europe et ne cessent de se développer. En 1934, la Deuxième Guerre mondiale éclate contre les États-Unis. Les recherches d'un savant allemand nommé Albert Einstein, qu'une de mes collègues est censée assassiner à Berlin en 1935, permettent la création de la bombe atomique. États-Unis et Allemagne se détruisent mutuellement, le Japon en profite pour envahir l'Asie, et le monde entier devient un champ de bataille. En 1997, l'année d'où je viens, le monde est en ruine, oppressé, affamé, appauvri, pollué, corrompu, sans avenir. Notre seul espoir : une machine temporelle construite en cachette d'un régime tyrannique sur le point de triompher. J'ai traversé plus de 80 ans en arrière pour donner un deuxième chance à l'Humanité. Et tu es sur le chemin, Klaus Schneider.

Le soldat me lança un ultime regard effrayé et succomba au poison. Mon premier mort : un jeune gars d'à peine vingt-cinq ans. Je me retins de vomir. Pourquoi cette soudaine nausée, moi qui avait sans doute sauvé le monde ?

Je sors de la tranchée, misérable. L'avantage d'une guerre comme celle-ci, avec les hécatombes que causaient les balles, les obus ou les maladies, c'est qu'un assassinat passait davantage inaperçu, et tant qu'à rester bloqué à une époque, autant ne pas la passer en prison.

Plus loin, j'aperçoit Adi en train d'apprendre des tours à son chien. Un obus siffle. Mes entrailles se tordent.

— ATTENTION !

Je me précipite sur l'Autrichien et le pousse. L'obus éclate derrière nous et enterre la moitié de la tranchée dans la boue. J'ose espérer que mon forfait est également dissimulé sous les couches de vases.

— Merci, balbutie Adi. Tu... tu m'as sauvé la vie...

Je l'aide à se relever. Je prends une vie, j'en sauve une autre... Je tend une main ouverte :

— Je ne me suis pas présenté. Moi c'est Helmut. Helmut Koch, de Munich.

L'Autrichien hésite, puis me répond avec une franche poignée de main. Il m'annonce :

— Mon vrai nom, c'est Adolf. Adolf Hitler. Et lui (il se penche pour caresser le chien) c'est Foxl. Je souris, j'essaie de me rassurer.

J'ai éliminé Klaus Schneider, le papillon prophète d'un avenir sombre. Le présent d'où je venais n'existait plus. Effacé. Un nouveau futur m'attend. Peut-être que cet Autrichien que j'ai sauvé d'un obus, cet Adolf Hitler aux yeux si bleus, était le papillon annonciateur d'un monde meilleur.

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