Segment 2

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Les immeubles défilent à mesure que nous avançons. Le paysage ne change guère et l'atmosphère est toujours aussi lugubre. Seulement, pour la première fois je remarque que nous ne sommes pas seuls, lui et moi. Dans l'ombre, cachées volontairement ou non, des silhouettes se meuvent doucement, sans s'arrêter pour nous regarder. Elles semblent chacune avoir un but précis, bien que différent, et avancent vers lui sans se détourner. Je cherche à voir leurs traits, mais la lumière que dégage mon guide est trop faible pour pouvoir distinguer quoi que ce soit. Je ne souhaite pas l'arrêter, lui aussi semble avoir une destination, car depuis que nous avons commencé à marcher, il ne s'est pas arrêté, n'a pas parlé, n'a pas changé de direction et n'a pas détourné le regard.

Un bruit se fait entendre au loin. Un bruit ronronnant, régulier ni agréable ni désagréable. Le premier bruit que j'entends depuis que je suis arrivé ici, un bruit qui me rappelle votre monde. Nous nous rapprochons doucement, car il se fait de plus en plus présent. Soudain mon guide s'arrête et me montre du doigt l'origine de ce bruit. Devant nous une voiture, en marche, elle roule mais n'avance pas. Je ne comprends pas. Je lui fais face, je devrais m'écarter, mais elle n'avance pas. Pourtant je suis certain que ses pneus sont en mouvement. Je me tourne vers l'autre et lui demande si nous pouvons nous approcher. Il acquiesce et ouvre le chemin.

Lorsque nous arrivons à coté de la voiture, je me mets à comprendre... en partie, la situation qui se trouve devant moi. Le véhicule, bleu, qui semble dater des années 80, repose sur un tapis roulant qui fonctionne, et de chaque coté, sur des écrans géants, un paysage champêtre défile. Comme dans les vieux films, lorsque le héros voyage dans un paysage idyllique sans se soucier de rien. Et ce héros est bien présent ici. Un autre être de verre, mais cette fois ci ses traits sont bien différents des miens. Il a une main sur le volant et l'autre posé sur le bord de la portière. Il sourit et regarde le paysage défiler. Il a l'air heureux.

Les questions commencent à se bousculer dans ma tête. Si j'ai bien compris pourquoi la voiture n'avançait pas, je n'arrive pas à savoir pourquoi une telle... mascarade. Mon guide semble absorbé par le décor bucolique qui tourne en boucle. Je m'approche de lui et lui tapote l'épaule :

« Mais qui est-il ? Lui demandé-je.
- Il est ignorant.
- Il ignore qu'il ne roule pas réellement ?
- Je suppose.
- Mais pourquoi est-il comme cela ?
- Pourquoi pas ?
- Mais parce que cela n'a aucun sens ! Regarde où nous sommes, regarde cette ville aux immeubles sales, glauques, il n'y a aucune lumière, aucune vie ! Qui a pu avoir l'idée d'installer un tel... je ne sais même pas comment qualifier cette chose.
- Je n'ai jamais cherché à savoir. Il, dit-il en pointant du doigt le conducteur, est arrivé bien avant moi, et il n'a jamais bougé. Il est ignorant après tout.
- Attends, tu cherches à me dire qu'il ne sait pas que tout cela n'existe pas ? Enfin, que derrière les écrans de toiles il n'y a pas de champs, pas de fleurs, par de « vie » ?
- Je ne crois pas.
- C'est insensé.
- Je ne crois pas.
- Pardon ?
- Il est heureux comme cela non ? Regarde son visage. Semble-t-il triste ? Pleure-t-il ? Il semble même serein à regarder le paysage.
- Et que ce passerait-il si j'arrachais ce décor, si j'arrêtais cette voiture, et si je lui montrais sa vie comme elle est réellement ? Le nargué-je.
- Le veux-tu vraiment ?
- Je ne sais pas. »

Le voulais-je vraiment ? J'essaie de me mettre à la place de cet homme. Il est prisonnier mais ne le sait pas. Au-delà, il est heureux d'une condition qui n'existe pas, qui en masque une autre. Aimerais-je être à sa place ? Non, surement pas ! J'ai l'impression d'avoir crié intérieurement.

« Ce qui est certain, c'est que je sais que je ne voudrais pas conduire cette voiture moi-même avec un sourire pour des choses qui n'existe pas.
- Il est ignorant.
- Oui je sais tu me l'as déjà dit, cela n'empêche rien !
- Cela empêche tout, au contraire.
- Je ne...
- Réfléchis un instant.
- À quoi ?
- Il est heureux et ignorant. Si tu es révolté par sa condition, c'est parce que tu as vu la situation dans son intégralité. Mais lui, lui que connait-il de ce monde ? Rien, en réalité, rien à part ce paysage qui défile, et le fait d'être là à rouler dans un univers bucolique lui plait. Mets-toi réellement à sa place, fais abstraction de tout ce que tu as vu jusqu'à maintenant, mets-toi ici, fit-il en me montrant un point précis, et regarde la vie. Ne voudrais-tu pas connaître de ce monde que ces quelques mètres de paysage ? »

La raison et les sentimentsWhere stories live. Discover now