Segment 4

2 0 0
                                    

Et effectivement, au loin, j'aperçois une forme qui m'est devenue familière. Là-bas, un être de verre m'attends, une nouvelle histoire encore. Je remarque cependant que nous sommes arrivés dans une espèce de bois. Ou d'ancien bois, car il ne reste plus que de vagues formes de troncs et de grosses branches, noirs et poussiéreux, comme s'ils avaient été calcinés... Un vent moyen souffle, il vient de notre droite, et chaque bourrasque emporte un peu plus de ce qu'il reste des arbres. Cela expliquerait en partie pourquoi le sol est recouvert de cendres.

Soudain je m'aperçois que l'être est pendu. Ses pieds sont à une dizaine de centimètre du sol, et une lourde corde le retient accroché à un arbre. Le vent le fait se balancer et craquer dangereusement la branche qui le soutient. Il se cache le visage avec ses mains.

« Mais qu'a-t-il fait pour être pendu ?!
- Rien de particulier. »

Malheureusement cette réponse ne m'étonne pas. Peut-être est-elle ironique, peut être est-elle cynique. Peut-être est-elle tout simplement vraie. Les êtres ici semblent condamnés à la souffrance, à la fois juge, bourreau et victimes.

« Alors qu'estime-t-il avoir fait pour mériter ce châtiment ?
- Ce n'est pas tant un châtiment qu'une illustration parfaite de sa condition.
- Quelle est sa condition ? Qu'a-t-il ?...
- Lui a honte.
- Honte ? Mais de quoi ?
- D'à peu près tout, il me semble. »

Le vent continue de souffler et la branche calcinée plie de plus en plus. Le bougre finira par tomber, au moins il ne restera pas accroché. Il continue de cacher son visage.

« N'as tu jamais vu à quoi il ressemble ?
- Oh si. La première fois qu'il est venu ici. Et puis de temps en temps, lorsqu'il est forcé d'utiliser ses mains et ses bras.
- Pardon ? Mais pourquoi devrait-il les utiliser ?
- Tu ne devrais par tarder à le voir par toi-même. »

Et effectivement, au moment où il finit sa phrase, la branche se casse et l'être de verre s'affale sur le sol. Il se recroqueville, gémit, non pas de douleur mais de désespoir, puis reste immobile et silencieux. Je le regarde, sans rien faire, j'attends. Au bout d'un petit moment, il se retourne, s'accroupit, dénoue sa corde du morceau de bois brisé, se relève et court vers un autre arbre mort. Je le vois relever sa tête, toujours de dos, comme s'il estimait la hauteur. Puis il commence à grimper sur le tronc, et enfin parvient à une branche assez grosse. Il noue sa corde autour et se jette dans le vide. L'espace d'un instant, je remarque qu'il n'a pas de visage, pas de traits, juste un ovale vide et plat. Et l'instant suivant, les mains le cachent, et il recommence à se balancer au grès du vent.

« Je suppose que lui aussi s'estime coupable ?
- Ce n'est pas vraiment le cas.
- Alors pourquoi s'infliger ce tel traitement ?
- Il a honte de tout, aussi bien de lui, que du monde, que des êtres qui l'entourent. Surement espère-t-il que ses actes feront comprendre aux autres ce qu'il ressent à leur propos.
- Mais les autres l'ont-ils vu ?
- Ceux que j'ai amené par ici, c'est certain.
- Tu en as guidé ici ?
- Oui »

Je tremble. Ce guide, mon guide, il l'a été pour d'autres. Et les autres, ces autres sont là-devant moi, ils sont partout, ces êtres cristallins. D'où viennent-il ?...

« Il ne s'arrêtera pas non plus. Ou ce sera pour se perdre, lui aussi. C'est comme cela qu'ils finissent en général. Sauf les plus tenaces, ceux-là ne s'arrêtent jamais.
- Ceux qui se sont perdus ne l'ont pas toujours été ?
- Ta question n'a pas de sens, sa réponse est évidente.
- Alors en reformulant, ceux-là aussi avait un... « but » ?
- Oui. Certains étaient à sa place, à lui, dit-il en pointant du doigt le honteux. D'autres, beaucoup, étaient à la place de la suiveuse, ceux-là ne tiennent pas longtemps. Et d'autres encore étaient à la mienne.
- La tienne ?
- Oui, la mienne, je te l'ai dit, j'ai moi aussi un but ici.
- Quel est-il ?
- J'aimerais encore te montrer les deux autres.
- Tu ne veux pas répondre à ma question.
- Plus tard.
- Pourquoi ?
- C'est aussi cela mon but. »

La raison et les sentimentsWhere stories live. Discover now