13. Un exorciste sous la main?

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Un second coup de sonnette plus long que le précédent nous tira de notre immobilité. L'atmosphère pesante ne s'était pas dissipée, il y avait bien trop de personnes en opposition dans cette pièce pour le moment. Mes "invités" continuaient à se regarder en chiens de faïence malgré tout.

"Il faudrait peut-être aller ouvrir Alice", intervient doucement ma cousine.

Je la reconnaissais bien là. De parfaites manières même en pleine tempête, prise entre un Nahual protecteur, un démon imprévisible et des sorcières dépassées. Je hochais la tête et allais jusqu'à la porte. J'espérais secrètement que ce ne soit pas Mike. La tension ambiante était palpable et je ne me voyais pas présenter Mike à Kelen et inversement. Mais, l'interphone n'ayant pas sonné, qui d'autre qu'un habitant de l'immeuble pouvait être derrière cette porte ? C'est avec une certaine appréhension que j'ouvris la porte et restais figée face au parfait inconnu en tenue de livreur qui me faisait face.

Il tenait à la main un paquet qu'il regardait fixement. La visière de sa casquette masquant en partie son visage.

"Je suis bien chez Dayvins Alice, appartement 4A?", marmonna-t-il d'une voix rocailleuse.

La totale contradiction entre cette voix virile et l'aspect malingre du livreur m'aurait arraché un sourire en temps normal, mais pour l'heure, j'étais simplement soulagée de ne pas avoir à fournir d'explications à quelqu'un que je connaisse, que ce soit Mike ou le concierge de l'immeuble. Du coin de l'œil, je vis Kelen se déplacer afin de pouvoir apercevoir le nouveau venu. Alors qu'il tentait de s'approcher un peu plus, Elrelkim feula en faisant le gros dos. Le félin ne se laissa guère impressionné par le coup de pied que l'incube avait voulu lui lancer.

Cette bête, calme en apparence, avait du caractère sous son pelage. Et puisque la photo trouvée dans le livre de grand-mère avait confirmé que Elrelkim était mon invité mystère, j'avais pris l'habitude de l'appeler par son nom. Il semblait préférer cela à "chat" ou "bestiole". Depuis deux semaines, nous cohabitions fréquemment selon un rythme qu'il était seul à décider. J'avais essayé de joindre grand-mère pour parler avec elle, mais j'avais fait chou blanc à chaque appel. J'en venais à croire qu'elle m'évitait volontairement, mais pourquoi ?

Je me secouais mentalement et fixais à nouveau mon attention sur le livreur qui n'avait pas bougé.

"C'est bien ici."

"J'ai une livraison pour vous !"

J'attrapais le paquet de petite taille qu'il me tendait sans faire plus attention à son apparence. Ce qui suivit fut tellement rapide que personne n'aurait pu l'empêcher. Lorsqu'il me saisit le poignet dans une étreinte digne d'un étau chauffé à blanc, je poussais un cri entre douleur et surprise. Mais une peau anormalement brûlante n'était qu'un détail. Ce qui était vraiment le plus effrayant, c'était son regard. Des yeux bleus qui auraient pu être très agréables à regarder s'ils n'avaient été plongés dans un enfer de flammes rougeoyantes et de larmes de feu qui semblaient ne jamais vouloir couler. Je pouvais presque entendre hurler son Âme de douleur en plongeant dans son regard. Ce regard de damné me glaçait d'effroi jusqu'au plus profond de mon cœur. Je clignais des yeux et tout était à nouveau normal. Je voulus me défaire de sa poigne, mais un rire bestial lui échappa.

"Il m'a envoyé pour vous ramener!"

Galvanisée par la peur, je cherchais à puiser dans la source de mes pouvoirs. Mais sa poigne se fit plus forte encore m'arrachant un cri de souffrance. Il allait me briser les os. Tandis que je cherchais à défaire son emprise de mon bras, une fumée aux relents écœurants s'éleva de l'endroit où il me touchait. L'espace d'un instant, je crus que c'était ma propre chaire qui se consumait, mais les cloques qui couvraient à présent sa main ne laissaient aucun doute quant à la victime. La souffrance déformait ses traits. Je n'avais pas pu lancer d'attaque, la douleur annihilant le maigre contrôle que j'avais sur ma capacité. J'ignorais les raisons de cette combustion, mais elle n'était pas de mon fait.

Kelen lâcha un juron:

"Enflure!"

Cependant, ce fut mon nahual qui réagit en premier. Il bondit vers nous, mais je fus propulsée vers le mur le plus proche avant qu'il ne puisse nous atteindre. Le choc me coupa le souffle. Sonnée, je tentais maladroitement de me relever tandis qu'un feulement furieux suivi de cris rauques incompréhensibles résonnaient. Je crus entendre Avalène lâcher un "Oh mon dieu !" marqué d'étonnement. Mais, le bruit de deux corps se rencontrant brutalement retint toute mon attention.

Angoissée à l'idée que quelqu'un d'autre soit blessé, je me forçais à rouvrir les yeux. Malgré une vision un peu floue et un étourdissement, je pouvais voir mon agresseur faire face à Kelen et à ... Mike. Je ne sais pas d'où il sortait, peut-être avions nous été plus bruyant que ce que je pensais et cela avait attiré son attention ? La seule chose dont j'étais certaine, c'est que j'aurais aimé être victime d'une hallucination. Le regard de Kelen était littéralement allumé, ses yeux métalliques luisant et l'expression de son visage n'ayant rien d'humaine. Mike, quant à lui, avait adopté une posture de défense et arborait un air que je ne lui avais jamais vu, la même que celle de mon démon à peu de chose près. Leur allure de guerrier était presque hypnotisante.

Un frisson me parcourut. Il me semblait avoir quelque chose sur le bout de la langue, une idée à deux doigts de germer... Mais, j'étais encore trop tremblante de mon impact et gorgée d'adrénaline à la fois pour me pencher plus avant sur une impression. La scène qui se déroulait devant moi accaparait toute mon attention. Mike semblait vouloir contourner le livreur sur la droite tandis que Kelen en faisait de même sur la gauche, ils ressemblaient à des dresseurs tentant de maîtriser un animal sauvage. Leurs mouvements lents et souples donnaient un air de chorégraphie à la scène, ajoutant à mon sentiment d'irréalisme."Écarte-toi, félin, il est possédé !

"Écarte-toi, félin, il est possédé ! Je vais le réduire en cendres !"

Mike se tourna imperceptiblement vers le démon.

"Non! C'est un innocent ! Il y a une autre solution !"

Kelen lâcha son rire moqueur habituel, celui qui chauffait un peu trop la région sud de mon corps.

"Ah bon ? Tu as un exorciste sous la main sans doute ? Ou une pierre de..."

Il ne termina pas sa phrase, son regard soudain posé sur moi.

"Une pierre de stibine ! Alice, donne ton foutu pendentif à la bestiole, qu'il puisse s'en servir contre lui!", me lança-t-il en désignant alternativement Mike et le livreur.

La bestiole ? Je cherchais instinctivement Elrelkim du regard. Quand je rencontrais les pieds de Mike, je remontais machinalement les yeux pour plonger dans les siens. L'Azur de son regard m'apportait toujours cette sérénité qu'il me manquait autrement. Et soudain, j'eus un déclic.

"Mike!"

"Entre autres, oui... ", rit-il doucement.

Je n'eus pas le temps de dire quoi que ce soit d'autre. Le livreur avait soudain plongé sur Kelen qui n'avait rien perdu de notre échange. Plus proche du possédé que Mike, il était beaucoup plus exposé. Le cri qu'il poussa fit monter mon angoisse d'un cran encore, bien que je cru cela impossible.

"Enfoiré, une dague sacrée." murmura-t-il, le regard soudain éteint et le visage aussi pâle qu'un fantôme.

Bon pour autant qu'ils existent, mais après avoir découvert que les démons, les nahuals, les dragons et les sorcières existaient, j'avais tendance à croire instinctivement à l'existence de bien d'autres créatures.

Mike s'était précipité et avait rapidement repoussé le possédé. Cependant, je pouvais voir que du sang s'écoulait là où un poignard finement ouvragé avait été planté dans le bras de Kelen. J'arrachais mon collier et le fixais un instant, perdue.

" Touche-le, Alice ! Maintenant ! Cette pierre forcera le démon qui l'habite à le quitter !"

Je fis à Ava un hochement de tête et tandis que Mike soutenait Kelen qui venait de s'effondrer, je m'élançais vers le livreur qui nous regardait tous alternativement, prêt à attaquer à nouveau.

Je croisais le regard de ce dernier, mélange de peur, d'agonie et de flammes.

"Tout va bien aller", murmurais-je pour l'humain enfermé dans son propre corps. Il le fallait. Je plaquais le collier sur son front sans réfléchir plus tandis que ses doigts se refermaient sur ma gorge.

La Tentation d'AliceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant