OPINIONS SOCIALES ***
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ANATOLE FRANCE
OPINIONS SOCIALES
PARIS
SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION
1902
TOME I
CONTE POUR COMMENCER GAIEMENT L'ANNÉE
Horteur, le fondateur de l'_Étoile_, le directeur politique et littéraire de la _Revue nationale_ et du _Nouveau Siècle illustré_, Horteur, m'ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège directorial:
--Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du _Nouveau Siècle_. Trois cents lignes, à l'occasion du «jour de l'an». Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d'aristocratie.
Je répondis à Horteur que je n'étais pas bon, au sens du moins où il le disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte.
--J'aimerais bien, me dit-il, que cela s'appelât: Conte pour les riches.
--J'aimerais mieux: Conte pour les pauvres.
--C'est ce que j'entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié pour les pauvres.
--C'est que précisément je n'aime pas que les riches aient pitié des pauvres.
--Bizarre!
--Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous voulez que je parle aux riches, je leur dirai: «Épargnez aux pauvres votre pitié: ils n'en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la justice? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n'est pas une affaire de sentiment. C'est une affaire économique. Si ce que vous leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l'aumône pour ne pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au tyran son anneau dans le ventre d'un poisson. Et Polycrate fut dépouillé de toutes ses richesses.»
--Vous plaisantez.
--Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu'ils sont bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu'ils amusent le créancier, et que ce n'est pas ainsi qu'on fait les affaires. C'est un avis qui peut leur être utile.
--Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le _Nouveau Siècle_, pour couler la feuille! Pas de ça! mon ami, pas de ça!
--Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement qu'avec les riches et les puissants? Il leur paye ce qu'il leur doit, et, s'il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C'est la probité. S'il est probe, qu'il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu'un seul riche le pense. C'est sur l'étendue de la dette que commencent les incertitudes. Et l'on n'est pas pressé d'en sortir. On aime mieux rester dans le vague. On sait qu'on doit. On ne sait pas ce qu'on doit, et l'on verse de temps en temps un petit acompte. Cela s'appelle la bienfaisance, et c'est avantageux.
--Mais ce que vous dites là n'a pas le sens commun, mon cher collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une parcelle des injustices sociales, c'est un résultat. Le peu de bien qu'on fait est fait. Ce n'est pas tout, mais c'est quelque chose. Si le petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et la souffrance. C'est ainsi que peu à peu on rend la condition des pauvres supportable.