1. Comme si c'était un été comme les autres

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- Allô ?
- C'est qui ? souffle la voix masculine qui me fait presque sursauter.
- Tiens, je t'avais oublié, toi ! mens-je à moitié.
- C'est qui ? répète-t-il en faisant semblant de m'avoir oublié aussi.
- Devine, soupiré-je excédée.
- Liv Sawyer, tu as peut-être l'âge de jouer aux devinettes, mais j'ai eu 18 ans il y a longtemps, moi. Grandis un peu !
- Super, ironisé-je avec un faux sourire. Tristan Quinn, je te décerne la médaille de celui qui à six mois de plus, même s'il n'a absolument rien fais pour ça. Et qui se croit tellement supérieur et mature qu'il ne peut pas s'empêcher de rappeler à la terre entière que c'est un homme, maintenant !
- Depuis quand tu es la terre entière, toi ? relance-t-il sur un ton provocateur. T'étais aussi chiante mais bien moins prétentieuse la dernière fois que je t'ai vu.
- C'est bon, pas la peine de me rappeler ces atroces souvenirs de cohabitation forcée ... Qu'est-ce que tu veux ?
- Faire mumuse avec ma demi-sœur jusqu'à ce qu'elle est envie de me raccrocher au nez, ricane-t-il au bout du téléphone.
- Arrête de m'appeler comme ça. Je ne suis rien pour toi et je te laisse cinq secondes pour prononcer un truc intelligent ou simplement utile avant de raccrocher. Cinq..., quatre..., trois...
- Dis juste à ma mère que je rentre ! À tout' , Sawyer !
Fais chier.
Non seulement il a raccroché avant moi. Non seulement il m'a appelé par mon nom de famille et je déteste ça. Mais surtout, je n'avais pas prévu qu'il serait de retour si tôt. Les vacances d'été viennent juste de commencer et j'espérais que, dans son pensionnat pour gosses de riches ingérables, ils auraient cours un peu plus longtemps que nous. Bizarre, on n'a pas entendu parler de sa remise de diplôme. Ou alors sa formidable mère n'a pas daigné y aller. Ou alors Tristan a encore fait son rebelle et refusé d'y participer. Ce serait bien son genre. Pourtant, j'aurais bien aimé pouvoir montrer à tous les copains du lycée - dont il s'est fait virer - une photo de lui sous une longue toge noire et un chapeau ridicule. Pas de biceps dessinés, pas de peau bronzée, ni de coupe de cheveux parfaitement négligée. Exit Tristan Quinn, le mec populaire, l'élève dissipé craint par les profs, le bad boy qui fait rêver les petites filles sages. Qu'est-ce que j'aurais aimé le voir déguisé en premier de la classe fraîchement diplômé et, pour une fois, noyé dans la foule au lieu d'écraser tout le monde. Ouais, j'aurais payé cher pour voir ça. Mais là, sur une échelle de un à dix, mon envie de le voir, lui, est à peu près à moins deux.
- C'était qui ? me demande le petit Harrison qui accourt en traînant son doudou derrière lui, un alligator vert et blanc en peluche, tout mou et tout usé, dont il mâchouille sans cesse la patte avant.
- Ton frère, réponds-je en soupirant.
Correction : ton imbécile de frère. Ton insupportable frère qui se prend pour le roi du monde et le beau gosse de la ville, que tu admires juste parce que tu as 3 ans et que tu voudrais lui ressembler plus tard alors que ce serait ce qui pourrait t'arriver de pire dans la vie.
- Titan ! hurle le bonhomme en ouvrant grand ses deux billes bleues et en se mettant à courir en rond, ses bras étendus comme les ailes d'un avion.
Je suis censée le surveiller, mais Harry n'a pas cessé de faire l'avion depuis dix bonnes minutes, en faisant voler Alfred l'alligator dans les airs. Au premier bruit en provenance de dehors, il vient coller son front - et sa charmante coupe au bol - contre la fenêtre du salon pour guetter son grand frère adoré.
- Maman, titan est là ! se met-il finalement à crier reprenant sont vol plané.
Je sursaute à nouveau. Des « toc ! toc ! » fracassants contre la porte d'entrée. Pas encore là mais déjà tellement agaçant : c'est du Tristan Quinn tout craché. Je crève de chaud dans mon jean que j'ai enfilé à la place de mon short pour ne pas lui laisser la chance de regarder mes jambes nues avec son air mi-amusé mi-indifférent. Et entre-temps, je suis passée à moins dix sur l'échelle de « j'ai pas envie de voir son sourire arrogant, sa fossette que tout le monde trouve craquante, sa mèche rebelle qui retombe parfaitement sur son regard trop bleu pour être honnête, pas envie d'entendre sa voix plus grave que celle de tous les gars de son âge, dont il fait semblant de ne pas être fier, pas envie de lire dans son regard provocateur qu'il adore me chercher juste pour le plaisir de me trouver, et parce qu'il sait très bien qu'il va y arriver ».
Pas envie, pas envie, pas envie !
Envie de faire un caprice en me roulant par terre comme Harry quand il n'a pas ce qu'il veut.
Juste avec les gros mots en plus. Fais chier, fais chier, fais chier !
- Je suis occupée, chéri ! répond la mère du petit garçon deux heures plus tard, depuis son bureau bien fermé. Et ne crie pas comme ça, j'ai besoin de me concentrer ! Et essaie de prononcer Tristan correctement, Harry, ton orthophoniste te l'a répété mille fois. Retire-moi ce doudou de ta bouche ! Et demande à Liv d'aller ouvrir la porte, je t'ai déjà dit de ne pas ouvrir quand tu ne sais pas qui est là.
Mais puisqu'il vient de voir son frère par la fenêtre !
Je crois que Sienna Lombardi est la personne la plus stupide que je connaisse - juste derrière son fils aîné. Heureusement qu'elle a choisi de garder son nom de jeune fille au lieu de prendre celui de mon père quand ils se sont mariés. Au moins, elle ne porte pas le même nom que le mien. « Fière de mes origines italiennes », tu parles ! Je suis sûre que c'est sa porte de sortie. Elle en est déjà à son deuxième mariage et ce sera loin d'être le dernier - s'il vous plaît, mon Dieu, aidez-moi à me sortir de là. Bon, elle ne doit pas être aussi stupide que ça vu qu'elle détient l'hôtel le plus luxueux de Key West et qu'il ne désemplit jamais. Mais en tout cas, c'est bien la femme la plus égoïste qui soit. Elle partage tout son temps entre son palace, où elle peut hurler sur ses employés pour se défouler, et son bureau à la maison, où elle exige un silence total, tout en hurlant pour ordonner qu'on la laisse tranquille. Et non seulement elle ne s'occupe d'aucun de ses deux fils - elle en a casé un en pension et refourgue l'autre à des dizaines de nounous et baby-sitters, moi y compris - mais en plus, les rares fois où elle est là, elle ne fait même pas semblant d'écouter ce qu'ils disent. Ou de venir les accueillir quand ils rentrent à la maison après trois années d'internat. Est-ce que c'est humainement possible d'avoir moins de cœur que ça ?
- Sawyer, je sais que tu es là, ouvre-moi ! lance Tristan qui s'impatiente derrière la porte.
Et merde...
Sa voix. Elle a le même effet sur moi que sur toutes les autres petites filles sages ou moins sages de la ville. La voix du type qui a l'air un peu plus vieux. La voix du type sûr de lui, qui n'a peur de rien, qui donne des ordres sans penser une seconde qu'on puisse lui désobéir. La voix du type qui te susurrerait les mots les plus crus dans tes rêves les plus chauds, ceux que tu ne fais jamais même quand tu t'endors en y pensant très fort.
- Sawyer, tu fous quoi ? Tu as envie qu'on joue aux devinettes, encore ? Parce que je peux sans problème deviner comment tu es habillée ! annonce-t-il avec un sourire dans la voix.
- Essaie toujours, bredouillé-je faute de mieux, en retenant Harry qui trépigne et ne comprend rien à notre jeu.
- T'es sans doute allée mettre un jean pour m'empêcher de te mater. Ou plutôt pour éviter de rougir si je le fais. Et tu dois porter un de ces débardeurs informes pour que personne ne puisse voir que tu n'as pas de seins.
Et merde...
- Entre et tais toi, lancé-je brusquement en ouvrant la porte pour que le calvaire s'arrête.
Harrison lui saute dessus en criant son prénom - ou ce qui s'en rapproche - puis il reste accroché à sa jambe, en silence. Tristan lui caresse les cheveux, longuement, il glisse mille fois ses longs doigts dans cette coupe au bol affreuse à laquelle sa mère tient tant, et que le frère aîné prend plaisir à décoiffer chaque fois qu'il l'a sous la main.
- Salut, finit-il par me dire, un ton plus bas.
Sa voix est grave mais son regard aussi. Je pensais qu'il jubilerait d'avoir vu juste pour ma tenue. À la place, il m'observe, attend ma réaction. Je déteste cette assurance qui lui fait tolérer le silence. Et même adorer tous les moments de malaise qu'il est capable de provoquer. Cet enfoiré serait vraiment beau s'il ne le savait pas tant. Je ne l'ai jamais dit à personne, mais je trouve qu'il ressemble à Brad Pitt jeune. En juste un peu moins blond. Mais il a tout le reste. À la fois « mec mignon » et « mâle dominant ». Souriant mais mystérieux quand même. Qui se la joue cool mais qui peut devenir impitoyable sans qu'on s'y attende. Un insupportable mélange de sex-symbol et de bad boy.
Arrête de réfléchir et parle !
- J'ai dit « Salut », insiste-t-il pour me faire réagir en plissant ses yeux bleus impatients.
- C'est bien, quelqu'un a enfin réussi à t'apprendre la politesse, essayé-je de le piquer au vif pour qu'il arrête de me dévisager à ce point-là.
- Toi, ton père ne t'a toujours pas appris à t'habiller en tout cas... Tu es au courant qu'on est en Floride, ici ? Pas à Paris ? Personne ne porte de jean au mois de juillet dans les Keys, se marre-t-il en continuant à m'étudier, de haut en bas.
- Ton petit cours de géo est vraiment hyper intéressant, rétorqué-je détournant les yeux. Mais si tu pouvais entrer et fermer la porte derrière toi, je pourrais peut-être reprendre ma vie et faire comme si tu n'étais pas là.
Il se penche pour soulever Harry dans ses bras, sans cesser de me regarder, et le petit garçon s'enroule automatiquement autour de lui comme si leurs deux corps connaissaient cette position par cœur : les jambes du gamin autour de la taille de son frère, ses bras autour du cou, son petit visage lové derrière l'épaule de Tristan et Alfred l'alligator pendouillant mollement par la patte fourrée dans sa bouche.
- Écoute-moi bien, frangin, se met-il à lui chuchoter assez fort pour que je l'entende. Si une fille cache ses jambes par trente-deux degrés dehors, c'est principalement pour deux raisons : soit elle a un problème d'épilation et elle a peur que tu le remarques, soit elle a un problème d'estime et elle a peur que tu la trouves trop grosse ou trop maigre. Et dans tous les cas, si elle a peur, c'est que tu lui plais.
- Dans tes rêves, Quinn ! je lui balance, prête à décamper le plus vite possible.
- Au fait, Sawyer ! lance-t-il alors que je commence à grimper les escaliers. Merci d'être venue m'ouvrir la porte, jubile-t-il en sortant les clés de sa poche et en faisant danser l'anneau autour de son index.
Je m'arrête au milieu des marches, sonnée par son audace, tellement irritée par son attitude et tellement frustrée de l'avoir laissé gagner, que je ne peux plus avancer. Je cherche quelque chose, n'importe quoi, à lui balancer en pleine tête. Mais avec toutes les femmes de ménage embauchées par Sienna pour entretenir sa superbe villa, il n'y a jamais rien qui traîne nulle part. Je me contente de respirer un grand coup avant de lâcher, sans même regarder Tristan:
- Ça fait cinq minutes que t'es là et je ne peux déjà plus te supporter. Est-ce qu'on ne peut pas juste s'ignorer jusqu'à la fin de l'été ?
- J'allais te proposer la même chose, prononce sa voix grave sur un ton enfin sérieux. Et quand j'ai dit que tu étais ma demi-sœur, tout à l'heure, je plaisantais. On n'est rien l'un pour l'autre, Sawyer. Et je tiens à ce qu'on le reste, ajoute-t-il en se frottant les cheveux derrière le crâne.
- On est d'accord, acquiescé-je en soutenant son regard.
Un malaise m'envahit et c'est lui qui détourne les yeux, pour une fois, comme s'il était pris de la même gêne que moi. Je reprends ma montée des marches et vais m'enfermer dans ma chambre. Enfin seule. Enfin débarrassée de ce jean oppressant. Et de cet air suffocant qui remplit l'atmosphère chaque fois que je me trouve dans la même pièce que lui.
Et aujourd'hui plus que toute les autres fois réunis.
Depuis trois ans que je dois cohabiter avec Tristan Quinn - quand sa mère et mon père ont eu la bonne idée de se fréquenter, de vivre ensemble puis de se marier -, j'ai toujours réussi à éviter un maximum sa présence. Soit il restait au pensionnat, même les week-ends - sans doute pour éviter sa mère qu'il déteste presque autant que moi -, soit c'est moi qui fuyais la maison pour aller m'installer chez ma grand-mère, juste le temps des vacances scolaires, quand il n'avait pas d'autre choix qu'être là. Mais cette fois, on a tous les deux fini le lycée, je n'ai aucune idée de ce qu'il compte faire l'année prochaine et je ne suis pas beaucoup plus avancée sur mon propre futur. Avec un peu de chance, j'irai à la fac - si je suis prise à l'une de celles où je me suis inscrite, malgré mon dossier plutôt moyen - et je ne reverrai plus jamais sa gueule d'ange diabolique. Sinon, je trouverai une autre solution. En attendant, il nous reste un été entier à tirer.
Je repense à mon excitation, il y a six ans, quand mon père m'a proposé de quitter Paris pour nous installer à Key West, sa ville natale, la toute dernière île de l'archipel des Keys, appartenant à la Floride. Je pensais y trouver un paradis sur terre et pouvoir échapper à ma petite existence banale. Mes parents ont divorcé quand j'avais 2 ans. Mon père, Américain de naissance et de cœur, était resté en France juste pour ne pas m'éloigner de ma mère, citadine parisienne avec un instinct maternel inférieur au niveau de la mer. Mais quand j'ai eu 12 ans, elle comme moi avons arrêté de faire semblant et mon père a considéré que j'étais assez grande pour choisir où je voulais vivre. Dans la pollution, le bruit et la grisaille parisienne, au milieu de 2 millions d'anonymes, pressés et stressés. Ou sur une petite île du sud des États-Unis, entre Cuba et Miami, avec un climat tropical, des eaux turquoise, 20 000 habitants qui se baladent principalement à vélo, et une ambiance caribéenne. Faire un choix m'a pris environ une seconde.
Mais ce paradis sans nuages n'a duré que trois petites années - j'ai retrouvé ma grand-mère paternelle adorée, je me suis fait quelques rares mais très bons amis, j'ai découvert tous les coins et les recoins de Key West et je suis tombée amoureuse de cette nature sauvage, de tous ces animaux qui vivent presque en liberté entre la ville et la plage, de l'ambiance bohême qui règne entre artistes, écrivains, danseurs, musiciens, pêcheurs, marins, écolos et gays décomplexés qui ont élu domicile sur cette île magique. Puis mon père, agent immobilier au succès florissant, a vendu une villa de luxe à une certaine Sienna Lombardi, mère d'un garçon de mon âge, tout juste veuve et venant d'accoucher d'un autre bébé. Tout un programme ! N'importe quel homme serait parti en courant mais pas mon père, pas Craig Sawyer, qui a une bonté hors norme, une volonté sans faille et qui ne recule devant aucun obstacle que la vie met sur mon chemin.
Oui, j'aime et j'admire mon père. Et le pire, c'est que je n'ai même pas honte de le dire.
Je ne sais pas si le charme de l'Italienne à la forte personnalité a opéré ou si mon père s'est senti le devoir d'aider cette femme en plein drame à juste 35 ans, mais tout est allé très vite entre eux. À mon grand désespoir. Mon père et moi, qui avions vécu en tête-à-tête depuis toujours ou presque, avons quitté notre maison pour nous installer dans cette immense villa victorienne à la façade bleu pastel, avec assez de chambres et de salles de bains pour nous tous. Et même une piscine. Mais au lieu de former la jolie famille recomposée qu'on vous montre dans les comédies romantiques hollywoodiennes, nous sommes restés deux clans vivant sous le même toit, les Sawyer d'un côté et les Quinn-Lombardi de l'autre - même si ma chambre jouxtait celle de Tristan, on n'a jamais rien partagé d'autre qu'un mur mitoyen.
Je crois que Sienna est incapable de vivre seule, sans homme dans sa vie, mais elle ne se repose pas pour autant sur lui. Elle et mon père sont plutôt indépendants - et de gros bosseurs tous les deux, ce qui fait qu'ils ne se voient finalement pas très souvent. Elle ne lui a en tout cas jamais demandé de jouer les pères pour Harry, qui n'a pourtant jamais connu le sien. Tout le monde est donc resté bien à sa place : mari et femme, belle-mère et belle-fille, beau-père et beaux-fils.
Toute cette histoire aurait presque pu bien tourner si Tristan et moi n'avions pas une relation si conflictuelle, dès le jour où l'on s'est rencontrés. Depuis trois ans qu'on se côtoie malgré nous, nos rares discussions commencent toujours par une pique et finissent forcément sur une dispute. Le seul fait de se retrouver au même moment au même endroit produit de l'électricité. Si Dieu avait voulu nous faire une bonne blague, il n'aurait pas pu nous créer aussi différents. Lui est bruyant, sociable, séducteur, extraverti, looké, sportif, enjoué, créatif et inarrêtable. En un mot, pénible. Il se trouve que j'aime le silence, la solitude, la nature et le calme. Que je me fous pas mal des garçons, des fêtes, des fringues, de la musique et de tout ce qui passionne les autres jeunes. Et ce n'est pas que je fais la gueule tout le temps, contrairement à ce qu'il aime me reprocher, c'est juste que je ne souris pas pour rien. Encore moins pour ses beaux yeux. Et ce n'est pas que je n'aime pas les gens, contrairement à ce qu'il dit, c'est juste que je le déteste, lui.
Par exemple, je déteste ce qu'il est en train de faire : jouer de la guitare au milieu du salon et chanter des idioties pour faire rire son petit frère. Qui en redemande et applaudit. Non, Alfred l'alligator n'est pas un bon sujet de chanson. Non, Harry le héron ne fait rire personne. Et surtout, non, Liv n'est pas un bon nom pour une licorne. Si j'entends cette voix rauque et cet air lancinant une seconde de plus, je vais faire une crise de nerfs. J'enfile un short en coton, glisse mon portable et mes clés dans mon mini-sac en bandoulière, garde mes sandales à la main pour ne pas faire de bruit dans l'escalier et j'essaie de m'extirper de la maison sans me faire remarquer.
À la première marche, tout en haut, Tristan lève les yeux vers moi et interrompt sa comptine pour changer les paroles :
- Ça y est, Liv s'est décidée, Liv s'est épilée, chante-t-il toujours sur le même air, avec un sourire narquois en plus dans la voix.
- Ferme-la, Quinn ! dis-je en lui balançant par réflexe une de mes chaussures tout en dévalant l'escalier.
D'un geste souple, à la fois précis et nonchalant, Tristan lève sa guitare devant son visage pour arrêter le projectile et Harrison rit de plus belle.
Dommage, j'avais bien visé...
Au moins la musique c'est arrêtée.
Et merde, je n'ai plus qu'une seule sandale !
Je lui balance la deuxième, par principe, et vais me réfugier dans l'entrée pendant que Sienna hurle depuis son bureau :
- Ce n'est pas bientôt fini, tout ce chahut ? Liv, j'espère pour toi qu'Harrison n'a rien cassé de précieux.
J'ouvre la porte de la maison pour fuir avant que mes nerfs lâchent, attrape sans réfléchir les tennis de Tristan, qu'il a laissées traîner là, les enfile en courant à cloche-pied, réalise qu'il chausse du 42 ,5 et moi du 39 , resserre rapidement les lacets à l'abri des regards puis reprends ma course devant la villa pour franchir le portail. Derrière moi, j'entends la fenêtre du salon s'ouvrir et la voix grave insupportable me lancer :
- Jolies jambes, Sawyer ! C'est mieux sans jean ! Et sympa, les pompes !
Je ne sais pas ce qui m'agace le plus quand je me retourne pour le regarder et lui lancer un doigt d'honneur : ses bras musclés et bronzés croisés derrière sa tête, son clin d'œil insolent, son sourire fier de lui ou sa fossette que je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer. Mais la liste de ce qui me mortifie s'allonge encore quand je m'observe moi-même. Je ne sais plus si le pire est de porter des chaussures deux fois trop grandes et sûrement ridicules, le fait que Tristan m'ait vu avec ses baskets à lui, ou juste de ne pas pouvoir courir pour échapper à son regard sur moi.
Je marche le plus vite possible, sans direction précise, et j'envoie un texto à ma meilleure amie pour lui donner rendez-vous n'importe où, où elle veut, du moment que c'est sur-le-champ et dans un endroit assez peu fréquenté pour que personne ne puisse regarder mes pieds. Je lui aurais bien demandé de m'apporter des chaussures dignes de ce nom, mais elle n'est pas chez elle et je n'ai pas envie d'attendre qu'elle fasse l'aller-retour. Tant pis pour ma dignité pédestre.
Je retrouve Bonnie à Dog Beach, une plage rocailleuse et sauvage désertée par les vacanciers mais prisée des promeneurs de chiens - la seule plage où ils sont acceptés. Depuis qu'on se connaît, on a l'habitude de venir s'isoler ici après les cours. On s'assoit dans le sable sec et on observe les chiens courir près de l'eau en se demandant lequel on choisirait si nos parents nous laissaient enfin en avoir un.
Ce qui n'est jamais arrivé et n'arrivera jamais.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? me demande Bonnie en me regardant de travers, de cet air outré qu'elle adore prendre.
- Rien, j'ai couru, c'est tout, dis-je en cachant mes joues sans doute rougies par l'effort.
- Je ne parle pas de ta peau de Blanche qui ne supporte rien, me rétorque-t-elle en levant les yeux au ciel.
Ah oui, Bonnie est Noire. Afro-Américaine, on dit ici. Elle est très fière de sa couleur mais pas du tout de son vrai prénom, Ebony, « noir ébène » en français. Elle dit que ses parents auraient aussi bien fait de l'appeler directement Blacky pour annoncer la couleur. Et pour que ce soit plus juste, les miens auraient dû choisir Porcelaine. Bonnie est capable de me faire éclater de rire à chaque phrase. Et si Tristan avait le quart de son humour, il verrait que je suis capable de desserrer les lèvres pour autre chose que l'envoyer chier.
- Je voudrais qu'on parle de ce choix de chaussures, s'impatiente ma copine pendant que mes pensées divaguent. Je sais que tu adores ton père et que vous êtes un peu fusionnels tous les deux, mais tu as le droit de porter tes propres affaires, tu sais !
- Elles sont à Tristan. Je lui ai balancé en pleine tête.
- Ah, le sosie de Chace Crawford est déjà revenu ?
Bonnie adore trouver des ressemblances avec des acteurs qu'elle vénère. Et je n'ose pas la contredire avec ma théorie sur Brad Pitt...
- Pas qu'un peu, soupiré-je en m'étendant en arrière sur le sable chaud.
- Et il est toujours aussi canon ? m'interroge-t-elle avec une voix exagérément suave.
- Toujours aussi con, oui ! Avec les cheveux un peu plus longs. Un sourire un peu plus irritant. Une petite fossette inutile dans la joue gauche. Et sa voix de chanteur de gospel alors qu'il invente des comptines pour Harry.
- Qu'est-ce qu'il chante bien ! admire ma copine, fan de musique. Je sais à quel point tu le détestes, mais tu ne peux pas dire le contraire. Tu crois que son groupe va refaire des concerts cet été ? Tu crois que je pourrais tenter ma chance pour être leur choriste ? s'excite-t-elle en commençant à faire des vocalises et à claquer des doigts.
- Tu vaux mieux que ça, Beyoncé ! essayé-je de l'en dissuader. Et il faut qu'on se trouve un vrai job d'été. Je ne peux pas passer une journée de plus dans cette villa.
- Je veux bien, moi ! Si j'ai un accès illimité à la piscine et une vue directe sur Tristan Quinn en maillot de bain...
- Arrête, j'ai un haut-le-cœur ! je lui lance en me relevant brusquement pour revenir en position assise. Il m'énerve, il m'insupporte, il m'horripile, répété-je comme une litanie en me balançant vers l'avant.
- N'empêche que tu as mis ses baskets, me coupe ma copine en éclatant de rire.
- Ebony Robinson, tu vas manger du sable ! la menacé-je pour de faux.
- Tu auras pris un coup de soleil avant que ça arrive, Porcelaine Sawyer !
- Bon, on peut parler d'autre chose que de cet enfoiré de Quinn ?
- Regarde comme il est musclé, celui-là ! lance Bonnie en pointant le doigt vers un chien sur le sable mouillé.
- Ouais, sublime... Et il a le poil tellement brillant !
- Liv, je te parlais du maître, moi ! Le mec torse nu.
- Ben quoi ? Moi aussi !
Et nos rires explosent en même temps. Comme si c'était un été comme les autres. Comme si on n'avait plus qu'à choisir le chien, le mec et la vie qu'on voulait. Et comme si Tristan Quinn n'était pas revenu pourrir la mienne.

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