Lucie, 5e étage d'un HLM

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Avec la nonchalance qui, selon tous ses proches, la caractérisait, Lucie checkait ses messages sur sa boîte mail. Ayant écarté toutes les publicités, les news concernant l'Education Nationale et les études publiées sur le domaine de la psychologie criminelle, ainsi que le spam incessant d'un de ses camarade de cours, elle tomba enfin sur un mail important.

Quelques semaines auparavant, elle avait publié une annonce, jointe d'un CV et d'une lettre de motivation, sur un site internet particulier. Celui-ci cherchait des actrices et acteurs pour des moyens-métrages pornographiques, en échange d'une solide rémunération.

Lucie était une étudiante, et, comme bien des étudiants obligés de se débrouiller avec une petite bourse et des parents plutôt absents, clairement en manque de thune. Ses lourdes études, portant sur de la psychologie, ne lui permettaient pas de perdre du temps dans un job. Elle était souvent obligée de finir le mois avec des pâtes pour pouvoir se payer sa lessive, ce dès le sept, et elle en avait clairement assez.

Elle désirait juste faire un ou deux films, mettre soigneusement de côté pour améliorer un minimum son train de vie et en cas de coup dur. N'ayant aucun problème avec la sexualité en général, adepte elle-même de porno, elle s'était dit que l'offre pourrait être intéressante.

Et le message qu'elle venait de recevoir était clairement approbateur.

Un sourire effleura ses lèvres.

* * *

Elle ne s'était pas attendue à ça.

Elle était novice, elle avait eu une idée, qui aurait pu être intéressante pour elle. Mais Internet concentre, évidemment, le pire comme le meilleur de l'humain. Liée par un contrat, sous illégalité par un pseudo-réalisateur peu consciencieux et encore moins intègre, elle ne voyait aucun moyen de se dérober.

Et elle avait malheureusement besoin de ce foutu fric.

Pour les gens jouant avec elle, il s'agissait soit d'actrices et d'acteurs aussi perdus qu'elle, soit, essentiellement des hommes, des amis de ce faux réalisateur qui trouvaient un moyen d'assouvir leurs fantasmes tordus, en étant en plus payés.

Le payement, justement ! A chaque fin de tournage, elle devait le harceler pour obtenir sa paye. Elle était opiniâtre, Lucie. Les autres n'avaient pas son acharnement, et plus d'une ne recevait qu'un dixième de ce qui lui avait été promis, quand elle recevait.

Quant aux films tournés, elle n'avait aucune idée d'où ils atterrissaient, et cela la terrifiait.

Un autre tournage commençait, d'ailleurs. Le dernier de son contrat. Elle en était soulagée. Une scène lesbienne avec une de ces actrices perdues. Si Lucie était bi, l'autre se disait résolument hétéro, et détestait ce genre de scène. Le tournage allait donc être lourd à gérer, mais elle ne pouvait en vouloir à l'autre.

Non, elle en voulait à ce damné réalisateur. Passant près de lui, elle le fusilla du regard, fut superbement ignorée. Connaissait-il seulement son nom ?

Tout au long du tournage, elle guetta l'heure, avide d'en avoir fini, de se casser. Trois heures, deux heures, une heure trente...

Et ils étaient arrivés.

Deux hommes. Deux inconnus, ou presque. Un brun à lunettes trop calme, au sourire étrangement inquiétant, et un mec un peu plus petit, vêtu d'une veste, d'une chemise et d'un jean. Lui, son visage lui disait quelque chose. Elle était sûre de l'avoir déjà vu.

Elle s'en souvint au moment où ils mettaient le réalisateur à genoux.

Tout le temps du tournage des deux hommes, aux côtés de l'autre actrice, elle trembla. Trembla, parce que c'était son dernier tournage, qu'elle avait même hésité à sortir de chez elle ce matin, trembla, parce qu'aucun tueur consciencieux ne laisse de témoins derrière lui, trembla, parce que plus que le tueur, c'était son compagnon qui la terrifiait. Trembla, pour la fille terrorisée à côté d'elle.

Trembla, parce que personne ne devrait mourir parce qu'il manque de thune.

Elle était juste Lucie, une fille bossant dans la psychologie, vivant au 5e étage d'un HLM de banlieue. Juste une personne rêvant de percer les secrets du cerveau humain, et partageant son temps libre entre des articles de psychiatres anglais, une tasse de café, son lit, un porno et des jeux vidéo.

On n'entend jamais parler de Lucies, 5e étage d'un HLM, mourir de la main d'un tueur psychopathe. Pourquoi cela devrait arriver aujourd'hui ? Pourquoi à elle ?

Elle avait eu un espoir, en entendant parler le tueur. En somme, elle était d'accord avec lui, était même émerveillée par son raisonnement lucide. Qu'il tue cet enfoiré de réal, elle en avait rien à foutre. Qu'il les laisse en vie, c'était le plus important.

Oiseau sans ailes, son espoir s'était vite brisé.

L'assistant. Le véritable danger venait de lui. Le tueur, comprenait-elle peu à peu, avait une morale. Sa propre morale, mais il en avait une. Pas l'autre. L'autre voulait juste tuer, et n'avait pas la même vision du cinéma que son comparse. La sienne était plus manichéenne.

Elle s'était engagée dans cette galère par manque de fric ? Tant pis pour elle. C'était cruellement injuste.

Elle eut un autre espoir, futile, en entendant le tueur argumenter. Il partit bien vite quand elle vit le désarroi se peindre sur le visage du critique.

Je suis juste en manque de thune, aurait-elle voulu hurler. Je ne mérite pas de mourir pour cela.

Elle avait senti une vague de haine immense l'envahir en voyant le tueur abdiquer. Tendre son arme. Elle voyait venir la suite, claire. J'espère, songea-t-elle avec une férocité teintée de détresse, que tu te souviendras éternellement de mon visage. Qu'il te hantera. Le visage d'une fille morte parce que tu es faible. Faible au point de refuser de nous voir mourir. J'espère que tu payeras.

Elle était juste une fille sans le sous, une Lucie au 5e étage d'un HLM. Pas une héroïne, par une criminelle.

L'expression sur le visage de l'assistant la terrifia. Résistance vaine avant l'heure. Séparée de l'autre, ce foutu tueur, par la porte claquant. Et le canon, qui se tourne vers elle. Ainsi donc, elle serait la première à tomber. Elle n'aura pas à observer le corps ensanglanté de l'autre.

Le coup de feu.

Elle mourut sans un bruit. Elle.

Lucie, 5e étage d'un HLM.

Lucie, 5e étage d'un HLMOù les histoires vivent. Découvrez maintenant