Je savais.
Ou, du moins, je croyais savoir ce que je risquais, si je me faisais prendre.
Pourtant, méprisant le danger, par défi sourd et silencieux, j'ai choisi de le faire. J'ai entendu les voix de la révolte. Celles de mes sœurs. Celles de ces femmes que l'on ne voit jamais tellement leurs visages éteints sont semblables aux autres dans la rue. J'ai également perçu les murmures de ces existences fantômes dont on ne devine même pas le corps sous leurs vêtements.
Pour elles, pour moi, je ne voulais pas rester docilement les bras croisés, soumise, à accepter comme des vérités ce qui n'était que mensonge. Tout cela parce que j'étais une femme et que telle était ma place dans ce monde. Un confortable destin au service d'une phallocratie rongée par la virilité promue jusqu'à la démence m'attendait pourtant. Je ne l'acceptai pas. Au-delà des liens du sang et de mon rang, ma volonté et ma raison ont donc choisi mon camp. Le seul moralement possible selon moi. Celui de la rébellion contre les chaînes du mensonge et de l'usurpateur. Fut-il mon oncle.
Cependant, quelqu'un en qui j'avais la plus absolue des confiances m'a trahie. Doublement trahie même. J'ai été dénoncée par Hémon, mon fiancé, celui que j'aimais et à qui j'avais fini par avouer ma double vie, de crainte qu'il ne pense que je le trompais.
Pour autant, c'était prévisible. Dans la bêtise de ce que je croyais être mon amour pour lui, j'avais simplement oublié deux paramètres essentiels qui allaient tout changer : Hémon est un homme, et il a le goût du luxe et du confort. Or, que pèsent l'amour et la morale face à des privilèges et une minable petite vie de nanti insouciant assuré de sa prééminence de par son sexe ?
Rien sans doute dans l'esprit d'Hémon. Pas grand chose non plus dans son coeur.
Pourtant, depuis des mois, je me préparais joyeusement à devenir sa femme. C'était à mes yeux l'homme idéal. En tout cas, c'était celui dont ma famille approuvait totalement le choix. Stupidement, aveuglée par ses cadeaux et flatteries, je l'aimais et je croyais ce sentiment réciproque. Je n'avais pas compris le genre d'intérêt que je pouvais avoir pour lui, ni ce que ma rébellion remettait en cause entre nous. Or, comme si sa traitrise ne suffisait pas, sans doute pour démontrer sa loyauté au régime, Hémon m'a lui-même attirée dans un piège sous prétexte de m'aider.
Sans aucun remords.
Je l'ai lu sur son beau visage impassible que j'avais tant de fois amoureusement embrassé et caressé, quand les autres, les hommes en noir de mon oncle, sont arrivés pour me prendre.J'ai entendu ses mots aussi.
Cependant, malgré leur froid détachement qui claquait dans l'air, ils ne m'ont même pas atteinte. Pour moi, Hémon n'existait déjà plus. Il n'était qu'une illusion d'amour flétrie dans l'oubli d'un temps révolu. Ce temps, immense de lenteur et de sommeil de ma conscience, précédait la seconde où ma vie de privilégiée à l'abri du besoin et des problèmes, a irrémédiablement basculé dans l'horreur et la nuit.
Pourtant, c'est le moment où mes yeux se sont vraiment ouverts sur toute la laideur angoissante de ma réalité. Ce que je m'étais encore refusée à voir malgré mon opposition silencieuse m'a alors sauté aux yeux.
À cet instant, où les mains des hommes en noir de mon oncle se sont posées sur moi pour me prendre, malgré la dignité que je me suis efforcée de conserver, je n'ai pu réprimer les frissons qui couraient le long de mon corps et me donnaient la chair de poule. Pour la première fois de ma vie, je rencontrais la peur. La vraie peur. Pas celle d'un cauchemar d'enfant. Non. Celle de la réalité d'une existence qui s'effondre.
Mais ce n'était que le début. Ça aussi, maintenant, c'est déjà loin.
Depuis, ma vie et ma réalité ont sombré dans l'horreur et la destruction de mon être.À jamais.
Je ne suis plus qu'un bout de chair sanguinolente. L'esprit vide de tous ce qui n'est pas angoisse et douleur.
Dans un sursaut de lucidité, mes yeux s'ouvrent à nouveau. Ils voient que les hommes en noirs me traînent à présent le long de couloirs sombres de béton brut. Leurs visages sont tous identiques, effrayants de rigidité impassibles, comme s'ils sortaient du même moule. Ce sont des cyborgs de chairs et d'os à la solde de mon oncle Créon. Une humanité à l'esprit entièrement robotisée par la testostérone et le dogme des mensonges officiels, totalement arqueboutée sur la protection de sa supériorité de mâle, et avec un coeur en acier trempé. L'idéal pour la police secrète d'un dictateur. Aucun état d'âme, juste une exécution rigoureuse et implacable des ordres.
Bien sûr, avant, je connaissais leur réputation. Celle de "bad boys" surhumains qui font fantasmer certaines minettes adeptes de virilité brute et brutale dans les romans à l'eau de rose. Cependant, je ne m'étais jamais rendue compte de jusqu'où cela pouvait aller. Il fallait que j'en fasse les frais.Et je paie cher cette insouciance.
Maintenant, je ne peux plus marcher, ni même tenir debout. Trop mal pour ça. La faute à mes tibias et mes genoux soigneusement explosés par mes geôliers. De plus, la façon sans douceur, ni respect, avec laquelle ils m'emportent aggrave mon supplice.
Tout est sans doute dosé pour une souffrance maximale.
J'essaie de ne pas y penser. D'être forte. De m'absorber dans des détails pour oublier les hurlements que je voudrais pousser, mais que je retiens par fierté. Par trouille aussi. Ce poison insidieux instille son venin à chaque seconde un peu plus profondément dans toutes les fibres de mon corps. Il me tétanise les muscles et l'esprit, renaissant sans cesse de ma douleur physique, de ma souffrance psychique et de la parfaite ignorance de ce qu'il va m'arriver dans laquelle je suis délibérément maintenue.
Pourtant, je lutte contre lui, de toutes mes forces, de toute ma volonté, mais ce couloir est si long... À mes yeux fiévreux, il est gris et infini. Il se perd dans le miroitement incertain des pâles auréoles de led qui l'éclairent au-dessus de nos têtes à intervalles réguliers.
Comme à chaque instant depuis que je suis arrivée là, je sers les dents. J'ai encore peur. Mon angoisse augmente à chaque pas de ceux qui me portent et dont je suis à la merci. J'aimerais fuir et me cacher. Mais ma réalité actuelle ne me le permet pas.
Nous sommes dans une prison souterraine inviolable et secrète comme Créon en a construit des dizaines pour faire disparaître ses opposantes. Celles qu'il appelle des "divergentes" car elles ne pensent pas "comme tout le monde", c'est-à-dire comme lui, et représentent une menace pour l'ordre naturel supérieur qu'il a instauré pour le "bien" de tous. Y compris de ce groupe de créatures inférieures et pourtant essentielles, auquel j'ai la malchance d'appartenir. Les femmes.
Ici, personne ne vous entend crier. C'est étudié pour. Personne ne sait d'ailleurs où vous êtes. Pour tous, vous avez simplement "disparu". Quand tout sera fini, à moins que l'on ait réussi à vous "convertir" en vous lavant le cerveau pour que vous deveniez un parfait petit suppôt à la solde du régime, on ne retrouvera même pas votre corps.
Il ne vaut mieux pas d'ailleurs. Le résultat du passage ici n'est pas beau à voir.
Après ce qu'ils m'ont déjà fait subir pour me faire avouer les noms de mes complices et les renseignements que je leur ai communiqués, je n'ai déjà plus d'ongles aux mains et aux pieds. Mes tibias et mes genoux sont fracassés. Quant à mes seins et mes parties intimes, ils ont été brûlés de diverses manières. Cigarettes, électricité... Je préfère "oublier" les détails...
Pourtant, ceux-ci sont bien là. Incrustés dans ma mémoire. À chaque fois que je ferme les yeux, je les vois. Je les revis. Dans ma chair. Dans mon âme. Ils sont là dans toute leur horreur. Ils me dévorent. Encore une fois j'entends mes cris. Atroces. Je sens mon corps qui se vrille et mes os qui se brisent. J'entends ma voix qui supplie sans fin et s'éteint.
À ces souvenirs, qui investissent à nouveau avec violence la réalité de mon esprit, ma respiration suffoque dans ma poitrine et la douleur permanente qui me ronge devient plus aiguë.
Ces images me tuent.
Pour survivre, je les chasse de toute ma volonté. Je ne dois plus me laisser envahir par elles, ou je céderai. Mais, elles ont déjà produit leur effet. La trouille de ne pas savoir ce qui va m'arriver la seconde d'après me bousille encore une fois le cerveau de son poison. Dans mon désarroi, j'essaye de me convaincre que rien ne peut être pire que ce que j'ai déjà vécu. Je me répète que je ne dois pas céder.
- La peur tue l'esprit et n'évite pas le danger. Pour lutter contre cela, je suis maîtresse de ma peur et de mon esprit.
Je m'accroche en me serinant encore et toujours ces ridicules paroles que l'on m'a apprises par coeur lorsque j'étais petite fille. C'était une sorte de mantra pour faire face dans toutes les circonstances difficiles que rencontrent les "princesses". Cependant, maintenant que je ne suis plus qu'une princesse déchue, je sais que si je suis encore en vie c'est parce que je n'ai pas encore parlé. Et je me cramponne à ça. Pourtant, quelque part, j'ai perdu l'espoir de m'en sortir vivante. J'attends seulement la mort. Avec impatience. Comme une délivrance.
Or, ce n'est apparemment pas encore au programme. Enfin, pas pour tout de suite. Cette fois, ils ont autre chose pour moi. Un fauteuil, m'ont-ils expliqué avec des rires gras et sadiques qui ne laissaient rien augurer de bon. Le même genre qu'ils ont eu en me violant le premier jour. Pourtant, là non plus, alors qu'ils souillaient mon corps à tour de rôle, je n'ai pas parlé.
C'était le premier jour.
Peu après mon arrivée.
La procédure habituelle pour les divergentes. Une façon très peu subtile pour nous faire comprendre la supériorité des mâles sur les femelles. Après cela, fiers de leurs exploits et de leur démonstration, ces immondes salopards m'ont laissée nue, couverte d'hématomes, dégoûtante de moi-même et d'eux, l'âme en loque, roulée en boule sur le carrelage d'une pièce. J'y ai pleuré des heures, frissonnante, marquée à tout jamais au fer rouge dans mon corps et dans mon être, rendue folle de terreur à la seule idée qu'ils reviennent pour remettre ça.
Maintenant, dans mon esprit, c'est loin et c'est près à la fois.
En outre, depuis, ils sont effectivement revenus me chercher.
Dès qu'ils m'ont touchée, j'ai hurlé, me suis débattue de toutes mes forces. En pure perte. Ils m'ont dit que je n'avais pas bien appris ma première leçon. Ce qu'ils appelaient mon premier devoir : la soumission. Aussi, pour me calmer, ma tête a-t-elle violemment rencontré le carrelage.
Plusieurs fois.
Et ils m'ont violée à nouveau...
Jusqu'à ce que je me taise. Mutique.
Depuis, des jours et des nuits, il y en a eu probablement beaucoup à la surface. Mais ici, il n'y a pas de jour. Seulement la nuit. Stressante et noire. Elle est permanente et rythmée à chaque instant par des gémissements et des cris de souffrance. Les miens, comme ceux des autres, ces femmes invisibles que je connais pas et que je ne vois jamais, mais dont je devine la présence dans cette sororité de l'ombre et de la torture pour raison d'Etat.
Mais la douleur me rappelle.
Éclair de conscience dans ma nuit.
Mes yeux s'ouvrent encore.
Enfin le bout du couloir.
Mes tortionnaires s'arrêtent.
Nous sommes devant une grande porte en métal froid et lisse. Je sais que je vais apprendre très bientôt pourquoi, en cette seconde, qui passe et s'étire dans l'air oppressant, la peur dévore encore mon ventre de sa gangrène.
Malgré ma tête affalée vers le sol et les idées à peine conscientes qui traversent mon esprit, j'entraperçois les traits lumineux caractéristiques d'une identification rétinienne.
- Confirmation de l'identité du sujet ? demande une voix synthétique venue nulle part.
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