CHAPITRE 6

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CHAPITRE 6 :


« Mais dans l'intervalle il arriva

Que le seigneur de la Noire Epine

Eut une querelle avec la Mort.

La Mort s'attaqua à lui si durement

Qu'il lui fallut mourir  »


Yvain ou le Chevalier au Lion, de Chrétien de Troyes


Une semaine plus tard, j'étais encore en train de bouder dans ma chambre. La dispute mémorable qui nous avait opposé moi et mes parents avaient renforcé la barrière qui nous séparait depuis le déchaînement de mes pouvoirs. Ils voulaient m'obliger à aller au fameux pensionnat des Trois-Chênes. J'avais hurlé, les accusant de vouloir se débarrasser de moi dès la première occasion. Je n'ose même pas vous répéter quels furent les arguments que m'opposèrent mes parents. Je ressortis de cette confrontation complètement sonnée, persuadée désormais que mes géniteurs me voyaient comme une espèce de monstre déchaîné et dangereux. Peut-être n'avaient-ils pas complètement torts. Mais c'était quand même mes parents, sensés me soutenir dans les épreuves, et non pas se débarrasser de moi comme un paquet de linge sale.

« Je n'irais pas dans ce foutu lycée », avais-je clôt la conversation avec un air buté. Comme pour appuyer mes dires, tous les rideaux et les volets de la maison s'étaient fermés en même temps en un coup de tonnerre, faisant trembler les murs et les fondations. Je quittai la pièce d'un air de défi.

J'en étais donc au point mort, à me morfondre dans ma chambre aux murs vides. Ma seule occupation depuis quelques jours était la lecture, qui m'empêchait de ressasser mes pensées moroses. O'Malley n'était pas revenu depuis sa révélation, et sa présence me manquait étrangement. C'est alors que je me rendis compte que j'en étais arrivé à le considérer comme un ami, quelqu'un sur qui se reposer en cas de coup dur. Mais lui aussi m'avait abandonné. Tous m'avaient abandonné. Je sentis une larme rouler sur ma joue et la balayai rageusement du revers de la main, tentant de me replonger sans entrain dans ma lecture. Soudain, j'éprouvais l'irrépressible envie de me raccrocher à des souvenirs heureux. Ma rencontre avec Cyril et Marie avait exacerbé mon aspiration à revenir à ma vie d'antan. J'avais la nostalgie de ces jours ensoleillés où j'étais aimée, courtisée, adulée. D'un claquement sec, je fermais mon livre et décidais d'aller chercher les albums photos qui naguère, trônaient en bonne place sur les étagères de ma bibliothèque. Comme l'ensemble de mes meubles, mes parents les avaient retirés pour les entreposer dans le garage de peur de recevoir du mobilier sur le coin de la figure lors de l'une de mes innombrables crises. Je descendis donc les escaliers à pas de loup. C'était idiot de ma part d'essayer d'être discrète, puisqu'il n'y avait de toute façon personne à la maison. Mes parents avaient d'ores et déjà décidés de se comporter comme si je ne faisais plus partie intégrante de la maison. Ils étaient partis travailler de bonne heure, sans même affecter de savoir comment j'allais. Oui, c'était vraiment stupide de faire en sorte que personne ne m'entende ce matin-là, mais depuis tout ce temps où je vivais en paria, j'avais appris à me faire discrète.

Le garage était sombre, poussiéreux, et surtout encombré d'un fatras d'objets hétéroclites, parmi lesquels les meubles de ma chambre. Non sans mal, je réussi à mettre la main sur mes albums. Renonçant à les feuilleter sur place à cause de la pénombre, je les emmenai à l'étage. Assise sur mon matelas, je commençais à tourner les pages. Rapidement, je tombais sur les photos de mes années de lycée. Je sentis mon cœur se serrer en regardant le papier glacé. Que j'étais belle à cette époque, sophistiquée de mes ongles au vernis grenat jusque dans les mèches brillantes de ma chevelure épaisse aux reflets luxuriants. Mes yeux gris pétillants semblaient clamer au monde que j'avais la vie devant moi, et mon maintien était celui d'une princesse. Plus bas sur la page, une autre photo avait été prise lors d'une représentation de danse de fin d'année. J'étais de loin la meilleure danseuse de ballet de la troupe, et mes professeurs vantaient mon port gracieux et la légèreté de mes pas. Je poussais un énorme soupir. J'adorais danser. J'aurais donné ma vie pour pouvoir recommencer à voltiger et à pirouetter, libre de toute entrave. Sur la photo, mes parents, rayonnants de fierté, se tenaient à mes côtés tandis que l'on me remettait un bouquet de fleurs sur scène. Et dire qu'en quelques mois, ces sourires de fierté s'étaient mués en rictus de peur... Mieux valait ne pas trop y penser.

D'argent et de cendresWhere stories live. Discover now