~CHAPITRE 5~

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Nous sommes vendredi et je n'ai vu Esmérya ni mercredi, ni jeudi. Elle n'est pas venue en cours et je ne l'ai pas croisé en ville malgré mes nombreux détours par le grand boulevard. A croire qu'elle s'est volatilisée.

La main gauche sur le volant, je me ronge les ongles de la main droite en fulminant. Si ma sœur ne m'avait pas empêché de retourner à l'endroit où j'ai vu l'Ensorceleuse pour la dernière fois, j'aurais déjà pu obtenir les réponses aux questions qui me vrillent la tête depuis l'incident.

Je lâche un sifflement frustré et accélère un peu brusquement, arrachant un petit cri à Claire qui se tient sur le siège passager. Je m'excuse en bougonnant et elle hoche la tête timidement pour me signifier que ce n'est pas grave.

Malgré ses faibles protestations, je l'amène et la ramène chaque jour depuis que ces deux sales types s'en sont pris à elle. Ma mère a haussé un sourcil devant cette initiative mais a très vite lâché l'affaire en comprenant que je ne répondrais à aucune question.

Lorsque nous sommes rentrés, le soir de l'agression de Claire, elle a regardé suspicieusement les yeux rouges de ma sœur et mes poings éraflés mais a quand même avalé notre version des faits : Claire a failli se faire renverser sous mes yeux par une voiture et s'est jeté sur le côté, s'égratignant les mains et le visage au passage. De mon côté, je me suis battu avec le conducteur qui refusait de faire un constat, ce qui aurait choqué Claire et expliquerait son état d'hébétude et mes poings abîmés. Bien évidemment, officiellement, le conducteur s'est enfuit et il est donc inutile de porter plainte.

Je jette un coup d'œil triste au col roulé blanc et au pantalon noir que porte ma sœur. Elle a beau dire qu'il fait froid, je sais très bien qu'elle cache son corps.

Je serre les mâchoires.

Je ne veux pas que ma sœur ait honte d'elle. Je refuse qu'elle se sente mal. Même si elle avait été en string panthère et talons aiguilles dans la rue, personne n'avait le droit de la toucher sans son consentement. Personne.

Je sens monter en moi une vague de révolte, une envie de détruire toutes les affiches qui font des femmes des objets sexuels et d'arracher les yeux à tous les charognards qui accostent verbalement ou physiquement les filles dans la rue. Je rejette la faute sur le monde entier mais c'est surtout pour atténuer le sentiment de culpabilité qui me ronge.

Si j'avais accepté de l'amener au collège ce matin là, Claire n'aurait pas croisé une nouvelle fois ces deux types. Ils ne lui auraient pas « promis » de se revoir le soir même. Ils ne l'auraient pas suivie alors qu'elle tentait de couper par un autre chemin. Et elle serait à côté de moi, le sourire aux lèvres, entrain de m'expliquer en long, en large et en travers le programme de sa journée ainsi que celui de son week-end. 

Son insouciance, c'est ce qui me manque le plus.

J'en veux à Claire de ne pas m'avoir dit plus tôt ce qu'il se passait, de ne pas m'avoir dit que ça faisait une semaine qu'ils la harcelaient. J'en veux à ma féministe de mère de lui avoir inculqué cette fierté qui l'a poussée à continuer à prendre le même chemin pendant une semaine. J'en veux à ces types de s'être permis de s'en prendre à elle. J'en veux à Esmérya de ne pas m'avoir prévenu, ni moi, ni la police, alors qu'elle semblait savoir ce qu'il se passait. Mais, par-dessus tout, je m'en veux à moi.

Je sens mes yeux me piquer et je serre les mâchoires de plus belle. Je ne dois pas laisser la rage me consumer, sinon Claire s'en voudra.

Il faut que je parle à l'Ensorceleuse.

Je me gare devant chez Jas, qui arrive avec moins d'entrain qu'à l'accoutumé. Je sais que lui aussi est affecté par ce qui est arrivé mais il le gère mieux.

Je redémarre et me dirige vers le collège de ma sœur, plongé dans mes pensées et insensible à la conversation de Claire et Jason, qui n'est qu'un simple bruit de fond pour mon esprit tourmenté.

Il faut absolument que je retrouve Esmérya.

J'irai ce soir.

La journée se déroule avec une lenteur exaspérante, d'autant que je la vis à travers de l'ouate. Je n'écoute rien, même en philo, je mange à peine à midi, à la grande joie de Jas qui en profite pour engloutir le reste de mon repas tout en me racontant qu'il a (encore)découvert l'amour de sa vie. Quand enfin la dernière heure de cours s'achève, je décline la proposition de Thomas et Jess d'aller boire un coup pour fêter le week-end et m'éloigne seul, en direction de la supposée maison de l'Ensorceleuse.

Refaire ce chemin me pèse énormément et arriver devant la vieille bâtisse où ma sœur et ces deux types se trouvaient me donne la nausée. Je me force cependant à lui tourner le dos et fixe le portail en fer forgé blanc derrière lequel j'ai aperçu Esmérya pour la dernière fois.

- Sorcière, à nous deux, je chuchote pour moi même afin de me donner du courage.

Je pose ma main sur le portail et au moment où j'exerce une pression pour l'ouvrir, une main plus fine et plus blanche que la mienne se pose également dessus.

- Tu me cherchais ? Souffle une voix de velours sur ma nuque.

Je sursaute et pousse un petit cri -pas très viril, il faut l'avouer- avant de me reprendre et de planter fermement mes yeux dans les iris glaciales de l'Ensorceleuse.

- Je pense que tu sais pourquoi, dis-je d'une voix amère en tentant de reprendre contenance.

Elle acquiesce avec un petit sourire en coin et, sans me répondre, ouvre le portail sans le moindre effort et m'invite à entrer. J'hésite, puis fini tout de même par avancer sur le sentier mal entretenu qui mène à un immeuble en pierres grises et tristes.

L'entrée est banale, avec un interphone et une porte vitrée encadré de fer à la peinture rouge écaillée. Le hall et les escaliers le sont tout autant.

Bien entendu, elle habite au septième et l'ascenseur est en panne.

Nous montons en silence, avant qu'elle ne s'arrête devant le palier portant le numéro 66. Je ris jaune en m'apercevant qu'elle y a ajouté un 6 avec une couleur rouge sang dégoulinante. Quel humour, vraiment.

La jeune fille suit mon regard et me jette un sourire innocent.

Je verrais presque l'auréole angélique, tient !

Elle se fige, me jette un regard subitement apeuré, puis redevient normale et ouvre la porte.

Ok, donc soit elle est complètement bipolaire et je ferais mieux de faire demi-tour dans le plus grand des calmes en prétextant un subit mal de ventre, soit c'est réellement une psychopathe et je ferais mieux de fuir tout de suite.

J'entre.

Elle sourit encore et ferme la porte dans un claquement lugubre.

J'ai la sincère impression que je viens faire la plus grosse connerie de ma vie...

Les Ailes de l'EnsorceleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant