"Le rire du fou"

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Le rire du fou avait soudain éclaté dans la salle. C'était un rire oscillant entre le suraigus et des tonalités plus graves de baryton, avant de remonter à nouveau tel un wagonnet de montagne russe.

Au début, les chevaliers présents au banquet s'étaient tus. Puis, ils s'étaient tournés vers le fou, assis à la droite du roi comme l'exigeait la coutume. Au bout de quelques instants, des dents avaient grincé, les regards s'étaient fait noirs. Voyant que le rire devenait inextinguible, un véritable fou rire, en somme, plusieurs des convives s'étaient levés et avaient exigés qu'on fasse taire le bouffon.

— Assez de ces cris de hyènes ! s'était exclamé l'un d'entre eux. Pardieu, s'il continue, je l'étripe avec mon couteau !

Son voisin avait opiné avec rage avant de s'exprimer à son tour.

— Roi, aie pitié, écoute tes compagnons. Réduis au silence cet imbécile qui se croit drôle avec ses saillies d'un autre temps. Sinon, il te faudra séant en trouver un autre.

D'une claque magistrale, le roi fit alors taire son bouffon. Celui-ci s'écroula au sol en se massant les joues. Lorsqu'il se releva, ses épaules tremblaient d'un rire tout juste contrôlé et ses yeux pétillaient de malice. Sur un geste du roi, il quitta la salle, le dos rond et le ventre encore agité par les spasmes qui l'agitaient de pied en cap, le faisant onduler par instants comme une vieille carpette en train de se faire dépoussiérer à grand coups de bâton.

Le calme revint dans la salle.

Plus tard, Gauvain, l'écuyer, croisa le fou aux écuries. Une amitié solide et sincère les liaient depuis plusieurs années déjà, remontant en fait à l'arrivée de Gauvain au château, alors qu'il n'était encore qu'un tout jeune marmot.

— Explique moi, fou que tu es. Pourquoi ce rire en plein banquet ?

— C'est que, commença le bouffon, le roi en a sorti une bien bonne, ma foi.

— Raconte ! s'exclama l'écuyer en s'asseyant sur la paille aux pieds du fou.

— Eh bien voilà : le roi narrait sa dernière victoire contre les sieurs sarrasins, vois-tu. Et là, il a eu une phrase d'une drôlerie, tu n'imagines même pas ! Je ne pus que m'esclaffer tant irrépressible fut le fou-rire qui me prit sur l'instant.

— Cesse de me faire languir, je t'en prie, répète moi donc ce trait d'esprit de notre bon roi !

Le bouffon leva une main au ciel et déclama, d'une voix forte et grave, l'air plus sérieux encore que le gisant gravé sur la tombe des preux chevaliers :

— « Ces infidèles ont eu ce qu'ils méritaient. Dieu était avec nous, il nous a apporté la victoire ! »

Et le bouffon d'éclater à nouveau de rire. Il se calma pourtant bien vite lorsqu'il constata le peu d'enthousiasme de son jeune ami.

— Eh bien quoi, n'était-ce pas drôle à souhait ?

— Je ne comprends pas. Dieu n'était-il pas avec nous ? Selon toi, c'est le diable qui nous a apporté sa force ?

— Non bien sûr. Mais figures-toi que j'étais présent sur le champ de bataille, grimé, méconnaissable par les deux camps. Et j'ai entendu, comme je t'entends, un sarrasin dire à peu près ceci. Ouvre grand tes esgourdes, car je ne le répéterai pas deux fois : « Tuons les infidèles, les hérétiques ! Allah est avec nous, il nous apportera la force de vaincre ces chiens blancs ! ». Franchement, il vaut mieux en rire qu'en pleurer, non ?

— Je ne vois toujours pas ce qu'il y a de drôle dans tout ça, répliqua Gauvain, vexé sans comprendre pourquoi.

— Ne saisis-tu pas le comique de la situation ? Dieu et Allah sont les deux faces d'une même pièce. C'est un seul et unique Dieu ! À quoi cela rime-t-il donc que les deux camps en appellent à Lui ? Je vais te le dire, moi : à rien. C'est une farce cosmique – ou je ne m'y connais plus en blagues et cela, je me refuse à y croire ou alors autant changer de métier. C'est une farce cosmique, disais-je donc, que de croire en un Dieu soutenant la soldatesque. De toute façon, qu'il soit pour tout le monde ou pour personne, cela n'y change rien. Tu comprendras, un jour, ajouta le fou en voyant la mine allongée de Gauvain. Mais entre temps, retiens une chose, ou plutôt deux : bien souvent, tu ne pourras compter que sur ta propre force, ta propre volonté, dans la vie. S'en remettre à celle d'un autre, imaginaire qui pis est dans le cas présent, relève au mieux de la lâcheté, au pire, de la manipulation pure et simple. Voilà pour la première leçon. Quant à la seconde, mon ami, c'est que le rire sera toujours le dernier rempart qui te sauvera de la folie. Alors ris et détends-toi, car ma foi, ta vie en dépend ! Apprends à rire de tes faiblesses comme de tes forces et tu constateras que toujours, la vie continue, même aux heures les plus sombres.

Et le fou de repartir d'un rire grave et communicatif. Tant et si bien que quelques instants plus tard, Gauvain et lui se roulaient par terre en se tenant le ventre à deux mains.

FIN  

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