Depuis que nous avons reçu la lettre, maman flotte sur un petit nuage. Elle a l'air d'y voir la solution à tous nos problèmes, la promesse d'une nouvelle vie. Le seul petit grain de sable qui vient gripper les rouages, c'est moi. En temps normal je ne suis pas du genre à ruer dans les brancards mais là, je dis stop. Je n'ai pas envie d'aller grossir les rangs de la famille royale. Encore moins ceux de l'élite du pays. lors de question.
Je me suis réfugiée dans ma chambre, un havre de paix au cœur du chaos qui règne à la maison, et je cherche un argument imparable qui pourra convaincre ma mère à tous les coups. Jusque-là, je suis un peu à court d'inspiration... et je sais d'avance que mes idées tomberont dans l'oreille d'une sourde.
Impossible de jouer à l'ermite plus longtemps, car l'heure du dîner approche et, en tant qu'aînée, je suis chargée de préparer les repas. La mort dans l'âme, je m'arrache à mon lit et je me traîne dans la fosse aux serpents.
Lorsque j'arrive à la cuisine, maman me jette un coup d'œil qui n'augure rien de bon. Elle est d'humeur massacrante. Nous exécutons un ballet silencieux autour de la table tandis que je prépare le poulet, les pâtes et les quartiers de pommes pour le dessert. Dès que je lève les yeux, elle en profite pour me fusiller du regard, comme si elle cherchait à m'enfoncer davantage. L'une de ses stratégies préférées, qu'elle utilise les rares fois oÜ je refuse, par exemple, d'aller chanter chez un de nos odieux employeurs. Ou quand elle veut m'enrôler dans un grand ménage, parce que nous ne pouvons pas nous permettre d'embaucher une Six.
Parfois, elle arrive à ses fins. D'autres fois, non. Aujourd'hui, je m'obstine à camper sur mes positions.
Elle est au bord de l'implosion quand je fais ma tête de mule. Pourtant, c'est bien d'elle que j'ai hérité ce caractère, comme mes cheveux roux. Ma réaction n'aurait pas dÚ la surprendre... Les soucis s'accumulent depuis plusieurs semaines et je la sens tendue. L'été touche à sa fin, l'hiver approche m et, avec l'hiver, le froid. L'inquiétude.
Maman pose la carafe de thé glacé au milieu de la table avec un bruit sourd qui trahit sa fureur. La perspective de me désaltérer avec cette boisson délicieuse me met aussitôt l'eau à la bouche mais je dois être patiente : ce serait un vrai gâchis de vider mon verre maintenant et de boire de l'eau tout au long du repas.
Ça te tuerait de remplir le formulaire ? me lance-t-elle enfin, incapable de se contenir plus longtemps. La Sélection pourrait être la chance de ta vie. De notre vie à tous.
Je pousse un soupir interminable. 3emplir ce fichu formulaire, c'est aussi signer mon arrêt de mort, en quelque sorte : ce n'est un secret pour personne que les renégats m ces combattan clandestins qui entretiennent une haine farouche contre Illeà m lancent des attaques contre le palais royal et leur violence n'a d'égale que leur régularité. Nous avons eu la malchance de les avoir déjà vus à l'œuvre dans la province de Caroline. La maison d'un magistrat a été réduite en cendres et les voitures de certains Deux vandalisées. Ils ont même organisé une évasion collective dans l'une des prisons et libéré une ado qui s'était débrouillée pour tomber enceinte et un Sept, père de neuf enfants. Je me suis dit que sur ce coup-là, je pourrais leur donner mon soutien.
Au-delà de ce danger bien réel, j'ai la certitude que cela me briserait le cœur de présenter ma candidature à la Sélection. J'ai mes raisons pour rester là oÜ je suis, et elles sont aussi valables que les motivations de ma mère.
Ces dernières années n'ont pas été une promenade de santé pour ton père, siffle-t-elle. Tu es trop égoÐste pour penser à lui, à ce que je vois.
Nous y voilà. Oui, j'ai très envie d'apporter mon aide à papa. Ainsi qu'à May et à Gerad. Et aussi à ma mère, dans un certain sens. Si elle me prend par les sentiments, mes arguments tombent tous à plat. Cela fait trop longtemps que nous nous serrons la ceinture.
Attention, je n'essaie pas de nous faire plaindre, je ne dis pas que nous mourons de faim, loin de là. Nous ne vivons pas dans la misère. Mais nous appartenons à une caste qui compte pour rien m ou presque m dans la hiérarchie sociale. Nous sommes artistes. Et les artistes, comme les musiciens, sont des Cinq, distants de trois échelons des parias d'IlleÃ. L'argent ne tombe pas du ciel et nos revenus dépendent du flux et du reflux des saisons.
Je me rappelle avoir lu dans un vieux livre d'histoire qu'autrefois tous les jours fériés se succédaient durant les mois d'hiver. )alloXeen ouvrait la marche, suivi de Thanksgiving, puis de NoÌl, et tout à la fin arrivait le jour de l'An. © la queue leu leu.
NoÌl n'a pas bougé dans le calendrier. On peut difficilement changer la date de naissance d'un personnage divin. En revanche, depuis le traité de paix signé entre Illeà et la Chine, le Nouvel An se célèbre soit en janvier, soit en février, en fonction des phases de la lune. Et toutes les fêtes qui tournent autour de l'indépendance de notre grand et beau pays ont été regroupées à une seule et même date, la Grande Cérémonie du Souvenir, en été. L'occasion de célébrer, comme un seul peuple, la naissance d'IlleÃ, de nous réjouir d'être en vie et d'avoir survécu à la guerre. Quant à )alloXeen, je ne vois pas en quoi cette fête consiste.
Ainsi, trois fois par an au moins, à l'occasion de ces festivités, tous les membres de notre famille trouvent un emploi et ramènent de l'argent à la maison. Papa et May vendent leurs œuvres à des mécènes. Maman et moi, nous nous produisons pendant des soirées ou des cocktails (je chante, elle joue du piano). Nous acceptons tout ce qu'on nous propose, du moment que notre agenda le permet. Quand j'étais plus petite, ces récitals me plongeaient dans un trac phénoménal. Avec le temps, j'ai appris à me fondre dans le décor, à me faire aussi discrète qu'une plante verte. C'est ce que nos employeurs attendent de nous : invisibles, mais pas inaudibles.
Gerad, lui, n'a pas encore trouvé sa spécialité. En même temps, rien ne presse. Il n'a que sept ans.
Bientôt les feuilles des arbres se teinteront de roux et notre petit monde sera ébranlé. Cinq bouches à nourrir, quatre personnes en mesure de travailler. Et pas de perspective d'embauche avant NoÌl. En considérant le problème sous cet angle, la Sélection est comme une solution miracle, une bouée à laquelle je peux me cramponner. La lettre que nous avons reçue ce matin assurerait ma fortune et tirerait d'affaire toute ma famille...