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C'est la foule des matins quotidiens. On avance mais on ne voit personne. On n'est pas là pour ça.
Tous s'engouffrent dans la bouche de métro. On n'entend que le bruit lointain de la rame, le brouhaba des pas. Ils sont nombreux à se pencher sur le quai. Peut être que ça le fera arriver plus vite ?
Et il y a les autres, ceux qui s'en foutent, trop occupés à s'occuper. Au milieu, il y a elle.
Une beauté due à sa vingtaine, un léger exotisme dans le teint qu'on n'explique pas. Pas très grande, des cheveux brun mi-long étonnamment bouclés, une bouche charnue et les yeux en amande. Elle a un look banal, sans effort. On ne devine pas si c'est parce qu'elle sait qu'elle est jolie ou si elle s'en fout, tout simplement. En vérité, elle n'ose pas trop. Vouloir attirer le regard de l'autre de manière évidente, s'offrir comme ça à la vue de tous, c'est gênant, non ? Mais elle a la démarche de celles qui se font confiance. Un sac à bandoulière, un casque autour du cou, un briquet qui dépasse de sa poche arrière. Qu'est ce qu'elle marche vite. On a à peine le temps de la voir qu'elle s'est déjà éloignée. Elle regarde avec attention un petit peu partout. On se demande si elle est perdue ou si elle est juste attentive.
Elle déteste Paris. Peut être que c'est pour ça qu'elle marche si vite, elle essaye de s'échapper. Quand le bruit du métro se rapproche, elle s'avance vers le quai, dépasse le sol à bulles qui indique aux aveugles de s'arrêter là. Elle ne s'arrête pas là. Elle a toujours le doute de franchir le pas. C'est l'adrénaline : là tout de suite, tout pourrait s'arrêter. Pas de grands échecs ni de grandes victoires, une petite vie de 24 ans. L'adrénaline, jusqu'au moment où le métro est trop proche. Elle recule d'un pas, son cœur fait un bond. Elle aurait pu ! Frôler la mort dès le matin, presque perdre le contrôle, pour mieux le reprendre. Finalement, c'est la seule fois de la journée où elle aura autant de pouvoir.
Mais comme les autres, elle s'engouffre. Dans le wagon, elle étudie avec attention toutes les publicités. Ensuite, elle lit les conseils de sécurité de la RATP. L'autocollant avec le lapin elle le connait par cœur, elle a toujours eu envie de le voler. Mais si quelqu'un la voyait ? Non, c'est trop risqué. Alors, elle le lit, encore et encore. Le regard déambule. Qu'est ce que cette femme est mal habillée ! Tiens, celui-là à l'air de s'ennuyer ferme. Et l'autre, là, en train de lire son bouquin. C'est comme s'il le faisait exprès pour la faire culpabiliser. Toi, qui depuis si longtemps t'es résignée à lire cette presse quotidienne gratuite, il y en a toujours un pour te le faire regretter. Heureusement, il y en a toujours un autre pour lire un roman de gare. Un truc tellement horrible avec une couverture tellement niaise que tu n'oserais pas le sortir à la plage. Ca, ça la fait sourire. Finalement, elle fait comme tout le monde. Elle se distrait. Elle sort son portable et entame une partie de solitaire. Elle ne gagne jamais mais au moins ça lui change les idées.
Léa.
C'est ce qu'elle essaye le plus, se distraire. S'échapper de la réalité. Se déconnecter, ne plus penser.
Léa elle est toujours fascinée de voir comment les gens font pour vivre. Comment ils vivent avec eux-mêmes et avec les autres. Elle en est persuadée, l'herbe est toujours plus verte ailleurs. Elle est à cet âge où tout se détermine, du moins c'est ce qu'elle croit. Tous les autres qui l'entourent sont dans la compétition, qu'ils le veuillent ou non. Comment Mélanie a réussit à trouver son travail ? Comment Mathilde ose devenir comédienne ? Comment Alexis s'est découvert sa passion ?
Elle n'arrête pas de se demander pourquoi les trajectoires des autres font plus sens que la sienne. Tout semble plus équilibré, plus cadré. Pour elle, c'est le bordel. Tout le monde est persuadé que ca va se faire tout seul. Mais elle, elle le voit bien que rien ne se fait. Alors, elle reste immobile. Quand on n'avance pas, on ne recule pas. Il n'y en a que pour les autres. Léa, elle est convaincue d'avoir loupé sa vie avant même d'avoir commencé à la vivre. Sa psy pensait que ca avait un rapport avec sa relation au Père. Elle a arrêté d'aller la voir au moment où la psy a prononcé ces mots. Comme si sa vie se résumait à un complexe d'Oedipe mal digéré. Quelle conne !
En même temps, c'est vrai que son père avait tendance à la comparer aux autres : « La fille de machin, elle, elle bosse à Google. La fille de l'autre elle bosse dans la comm' et elle voyage partout. » « Tu vas faire quoi ? Tu veux finir comme toutes ces pétasses ? » .
Non Papa, non.
Buzenval, Nation, Charonne, Voltaire, Oberkampf. Les stations défilent. Enfin.