Je sais que le destin, le bonheur, le hasard n'existent pas. Je ne réfléchirai jamais comme quelqu'un qui va mourir, je vais seulement partir. Je pars. Je pars...
Je peux le dire à voix haute, deux mots anodins, comme si de rien n'était. Je suis Max et je pars. Je le dis à moi même, et au monde entier. Je le crie à cet écureuil, libre, que je vois à ma fenêtre tous les matins. La vie ne m'apporte plus rien désormais. Je suis seul et triste. Je tire la vieille valise de mon grand-père de sous mon lit et l'ouvre. J'observe quelques instants le beau couteau qu'elle contient depuis qu'il me l'a léguée puis le repose délicatement.Je referme le couvercle d'un coup sec. Le clap qu'elle émet alors me fait penser à un craquement d'os. Je vais dire adieu à la vie; je suis prêt.
Je descends l'escalier menant à la cuisine.
« Mais,qu'est-ce que tu fais avec cette valise? » me lance maman, me voyant descendre lentement l'escalier, mon bagage à la main.
Je ne lui réponds que quelques minutes après, mon cœur tambourinant dans ma poitrine.
« Je vais faire un tour dehors.
- Ah bon, me répond maman d'un air inquiet, je t'attends pour dîner, ne reviens pas trop tard...»
Le jardin est calme, je l'observe mais sa beauté ne me touche pas. Cela fait longtemps que je n'ai pas réellement regardé autour de moi. Je sens comme de l'électricité dans l'air, cela fait plus de deux semaines que de gros nuages gris se sont installés. Ils se sont comme imposés dans mon esprit – et dans mon cœur. Je m'avance dans l'allée. Je m'imagine être le héros d'un film.
La rue est déserte et la plupart des magasins sont fermés. Seule la vieille bibliothèque est ouverte,cachée au coin de la rue; j'ai toujours voulu y entrer mais n'ai jamais pris le temps. Je traverse et pousse la porte, savourant chacun de mes pas. Ici je me sens tout de suite mieux, plus que jamais prêt à dire au revoir à tout ça. Ici non plus il n'y a personne. Mais les livres sont une présence suffisante à mon bien-être. Je me promène dans les rayons et m'applique à marcher très lentement. Je m'imagine être le personnage d'un livre,je voie ma demi-vie défiler devant mes yeux. Je respire, sûrement pour la dernière fois, cette odeur de vieux papiers. Je cherche des yeux le bibliothécaire. Il est assis à un bureau, situé dans le fond. Je ne vois qu'un bout de sa tête chevelue dépasser d'une pile de livres. Et si je me cachais ici, sous une étagère, parmi ces livres, ils me garderaient peut-être en vie? Et peut-être ne serais-je pas obligé de partir? Du moins pas tout de suite.... Je caresse les vieilles reliures du bout des doigts, et lis: «Les cinq grandes dames»; j'aime m'imaginer leurs histoires. J'aime les livres, d'un amour étrange et secret. Seul Jo, cet écureuil qui vit devant ma fenêtre, le sait. Je me dirige vers le bibliothécaire,et lui lance un timide « Bonjour ». Il lève alors la tête et écarte légèrement la pile de livres devant lui. C'est un jeune homme de mon âge environ, je dirais même qu'il me ressemble. Je reste muet de surprise.
« Bonjour Monsieur, me répond-il d'un air enjoué, comprenant ma stupeur, je peux faire quelque chose pour vous?
-C'est que, je n'ai pas encore de carte, pour emprunter... Et j'aimerais bien un livre...», je bafouille.
Il me regarde alors avec ses grands yeux, avant de sortir de derrière son bureau et de venir se placer juste à côté de moi. Il fait ma taille, ses cheveux en bataille lui donnent un air désinvolte, son sourire me transperce.
« Êtes-vous bien certain que c'est d'un livre dont vous avez besoin?
- Je...», n'ayant aucune réponse à cela, je décide de me taire. Je me sens flancher. C'est alors qu'il s'élance vers une rangée, me faisant signe de le suivre. Il parcourt une allée durant quelques secondes puis me tend un livre. «La valise?» – les mots s'étranglent dans ma gorge.
« De quoi cela parle-t-il?
- Un garçon,Max, décide d'abandonner la vie, comme l'ont abandonné les êtres qu'il aimait. Avant de disparaître, il entre dans une vieille bibliothèque, et n'en sortira plus jamais comme avant. »
Stupéfait, je lâche le livre et la valise d'un même mouvement. Celle-ci s'ouvre alors, laissant le couteau tomber à terre. Je dévisage alors un peu plus l'inconnu devant moi. Ses grands yeux verts regardent les miens,ils ont l'air de briller. C'est alors que je le reconnais. Malgré le temps, malgré mon désarroi, je le retrouve, lui. Je retrouve la vue après tant de sombres années.
- Tu es bien Max? me demande-t-il doucement.
Lentement je me souviens, tout s'éclaire. L'orage éclate enfin dehors, une fine pluie se met à tomber. Une pluie de bonheur. Doucement, je caresse les cheveux, le front, les lèvres de mon ami, de mon amour;je caresse la vie, je la sens à nouveau. Je sais alors que je ne partirai plus. « Si tu le veux bien, je reste avec toi. Et je te raconterai tout... » murmure alors mon aimé, comme une promesse. Je regarde la valise, et m'approche d'elle comme d'une ennemie. Mon ange gardien me rejoint et ensemble, comme deux enfants, nous la jetons sous la pluie. Nous retournons lentement près du bureau, souriant comme deux idiots. Léo prend alors lentement ma main, et il m'embrasse. Et c'est ici, au milieu des livres, que nous comprenons que les meilleurs des voyages, sans valise ni bagage, sont les livres et leurs histoires fabuleuses.