Elle se rapellait de cette nuit comme si c'était aujourd'hui. Ses cheveux tombaient en tapis auburn, contrastant avec la céramique sale du lavabo. La brosse à la main, elle les tirait jusqu'à ce qu'un endroit clairsemé apparaisse, puis un autre. Elle était encore audacieuse alors, bercée par l'urgence de la douleur, des larmes et de ses pensées; elles étaient bien trop fugaces pour qu'elle puisse les saisir. Après tout ce temps passé dans un corps étranger qui était néanmoins le sien, elle en était venue à la conclusion qu'on ne pourrait plus le réparer. Et elle vivait assez confortablement avec cette idée. Pourtant, en déversant sa colère sur ce qui était encore intact, elle espérait que son fardeau en serait allégé.
Elle était attachée à sa chevelure comme on l'est à une histoire d'amour. Même si elle-ci se fane on tente bon gré mal gré de la raviver, d'en couper des morceaux et d'offrir des mèches savamment tressées comme autant de preuves d'affection. Mais au final ce n'est que de la matière morte dont on fait des memento mori, parce qu'il est plus aisé de se rappeler des morts que de chérir les vivants.
Elle ne savait elle-même pas où elle se situait. Elle flottait entre deux mondes, celui des bien-portants et celui, sombre et froid, de ceux qui portent à bout de bras leur infirmité, comme les couronnes de fleurs qu'on porte sur les tombes. Elle était entrée dans cet univers où chaque bruit, chaque pas est perçu comme le bruit des aiguilles d'une montre indiquant le compte à rebours avant la sortie finale. Alors, elle vivait. Elle vivait et elle s'accrochait à ce qui lui restait de la manière la plus exaltée possible, car elle ne connaissait que trop bien l'issue.
Les premières lueurs du jour arrivèrent, et avec elles un certain soulagement. Son corps, meurtri par la fatigue, ne supportait plus les tensions qu'elle lui infligeait. Il fallait dormir. Les mauvais jours pouvaient bien hanter son esprit, ils ne pouvaient rien quand elle dormait. La douleur paraissait plus douce une fois au repos. Elle ferma les yeux, blottie sur un amas de coussins comme à son habitude, mais le sommeil ne vint pas. Elle avait l'esprit occupé par ses pensées, qui défilaient à toute allure. Quand elle voulait en saisir une, elle s'en allait, fugace, et une autre la remplaçait. Tout cela n'avait ni queue ni tête.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le jour était totalement levé. Les yeux plissés par la trop abondante lumière, elle chercha une cigarette et l'alluma. La fumée âpre lui brûla la gorge. C'était délicieux. Elle s'appuya au bord du lit pour se redresser, cala un oreiller sous ses reins. Assise, la douleur était moins intense. Sa main glissa dans un tiroir et en sortit une plaquette de gélules rouges. Elle en goba deux entre deux bouffées de fumée mauve, et sombra rapidement au milieu des couvertures. Elle écrasa son mégot au milieu d'un cendrier plein et se tourna, en chien de fusil. Ainsi, plus rien ne pouvait l'atteindre. Le cerveau engourdi par la morphine, elle se laissa aller dans un demi sommeil.
Le téléphone sonna en fin de journée. Les paupières lourdes, elle tenta de répondre. Son interlocuteur ne lui en laissa pas le temps. Elle reposa l'appareil à côté d'elle, alluma une cigarette et tenta de clarifier son esprit. Le puissant antalgique lui donnait de terribles migraines, mais c'était toujours moins pire que cette sensation lancinante d'être en permanence poignardée dans le dos.
L'horloge indiquait 18 heures quand elle se leva. Le pas hésitant, elle rejoint la kitchenette qui faisait l'angle de la pièce. Elle dut se tenir au petit bureau adjacent pour ne pas tomber. Son crâne était lourd, la pièce tanguait. Elle arriva à agripper la théière en inox brillant posée sur le comptoir pour la mettre sur la plaque. Une fois l'eau bouillante, elle jeta une cuillérée de thé dans la plus petite théière empilée sur la première, ajouta l'eau, et remit le tout à bouillir. Elle sortit un petit verre bombé de dessous le comptoir, versa un peu de thé très noir puis de l'eau, ajouta du sucre et remua. Le liquide brûlant finit de la réveiller.
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Le livre de Judith
RomanceDiya, une artiste parisienne, commence à recevoir d'étranges lettres. Elle poursuivra une relation épistolaire avec l'inconnu et ira jusqu'à parcourir des milliers de kilomètres, croyant pouvoir sauver celui qu'elle aime, ou qu'elle croit aimer. Ce...