On dit souvent que c'est plus facile la deuxième fois, mais pour moi cela a été bien plus douloureux. Tout se passait bien pourtant. Je me rappelle encore les paroles rassurantes de la sage femme, tandis que l'anesthésiste enfonçait doucement l'aiguille de la péridurale dans mon dos : « Tous les voyants sont au vert, Madame. En obstétrique, il est très rare que tous les voyants passent au rouge d'un seul coup. »
Détendue, je ne sentais plus la douleur des contractions grâce à l'anesthésie. Je fixais le petit cœur sur l'écran du monitoring. Dans un état second, j'ai vu que son rythme ralentissait. Je savais que quelque chose n'allait pas, mais je n'avais pas la force de réagir. Puis brusquement tout s'est accéléré. Trois personnes ont fait irruption dans la pièce. L'infirmière, dans la précipitation, a tiré trop fort sur le fil de la perfusion en voulant me changer de brancard, et la douleur m'a brutalement sortie de ma torpeur. Je n'ai pas eu le temps de dire au revoir à Jean. Je voyais les néons défiler au dessus de ma tête, comme dans un film dont j'étais la spectatrice, tandis qu'on me transportait au bloc opératoire. Puis j'ai entendu une voix masculine, celle de l'obstétricien : « On essaie les forceps. Non, c'est trop tard : on césarise. »
Ce dernier mot m'a glacé le sang. J'ignorais jusqu'alors l'existence du verbe « césariser ». L'idée qu'on m'ouvre le ventre m'était insupportable. J'ai tenté de protester, mais une voix féminine et autoritaire, peut-être celle de l'anesthésiste, m'a répondu, « Madame, vous n'avez pas le choix, c'est pour votre bébé », et je n'ai pas pu m'empêcher d'en vouloir à cet enfant, mon enfant. Pour la première fois de ma vie je n'avais plus le contrôle de mon corps.
Ils l'ont arraché de mon ventre et l'ont emmené dans une autre pièce. Je suis restée là, allongée, impuissante, choquée, tandis qu'on recousait ma plaie, et j'entendais le personnel médical échanger des plaisanteries à présent que le bébé était sauvé et que l'urgence était passée, comme si je n'étais pas là. Personne ne se préoccupait de moi.
Plus tard, de retour en salle de naissance, je n'ai pas pu le prendre dans mes bras. Deux heures durant son père l'a gardé contre lui. J'entendais ses pleurs lointains, mais j'étais encore sous l'effet de l'anesthésie. Je ne sentais plus mes jambes et des frissons me parcouraient le corps, malgré les couvertures qui s'empilaient. Une seule pensée m'obsédait : comment serai-je en mesure de prendre soin de ce bébé alors que je ne pouvais même pas me tenir debout, que jamais je n'avais ressenti un telle fatigue ? Une sage femme m'a proposé de le mettre au sein. N'en avais-je pas déjà assez fait pour ce bébé ? Je n'avais plus rien à lui donner, il m'avait déjà pris toute mon énergie, mais cette femme semblait trouver normal de suggérer que je l'allaite. Alors je lui ai simplement dit que c'était au-dessus de mes forces, et même si je n'étais qu'à demi consciente, le spectacle de cette inconnue donnant son premier biberon à mon enfant avait un goût de défaite.
Puis on m'a transportée dans ma chambre, toujours sur un brancard. Jean suivait en poussant le berceau dans lequel il avait déposé le bébé endormi. C'était une chambre individuelle, confortable, avec vue sur la Tour Eiffel. La sage femme m'a demandé si je souhaitais que le bébé reste avec moi pour la nuit ou si je préférais qu'elle l'emmène à la nurserie. Je l'ai regardée d'un air incrédule : se moquait-elle de moi ? Comment s'imaginait-elle que je pouvais m'occuper de mon bébé seule pendant toute une nuit alors que je ne sentais toujours pas mes jambes ? En voyant mon expression elle n'a pas attendu ma réponse et a emporté le bébé. Jean m'a dit bonne nuit et il est parti.
À présent que je me retrouve seule dans cette chambre, je ne peux pas m'empêcher de repenser à la première fois. Tout s'était passé comme je l'avais espéré. Jean avait assisté à l'accouchement, il avait coupé le cordon, puis il avait posé Abel sur mon ventre, et je ne l'avais plus quitté. Je m'en veux de ne pas être auprès de lui aujourd'hui, mais je dois rester à la maternité pour m'occuper de son frère qui vient de naître. J'espère qu'il ne m'en voudra pas. Il a tellement l'habitude de m'avoir toute à lui. On peut dire que notre relation est fusionnelle, Jean me l'a souvent reproché, mais je ne conçois pas la maternité autrement. Je ne peux pas l'aimer moins fort. Je l'ai porté dans mon ventre, il est sorti de moi, nous sommes liés pour la vie.
Ma cicatrice m'obsède. Je n'ai pas eu de cicatrice pour Abel.
En regardant la Tour Eiffel qui scintille dans la nuit, je m'aperçois que je n'ai pas cessé de trembler depuis qu'il est né. Je repense à la colère de mon mari quand je lui ai annoncé que j'étais enceinte. J'espère qu'il n'apprendra jamais que je lui ai menti.
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L'autre fils
Mystery / ThrillerDepuis la naissance de leur second fils, un malaise s'est installé entre Jean et Adèle. Pourquoi Jean ne voulait-il pas de ce second enfant ? Pourquoi surveille-t-il sa femme ? Qu'est-ce qui perturbe les enfants ? L'étau se resserre, jusqu'à la déco...