Cendrillon ou le personnage

Une grande villa, au bord d'une forêt. Le terrain est vaste, bien entretenu, à l'herbe verte et aux quelques arbres soigneusement taillés ; la demeure est immense, de pierre blanche, avec deux ailes accolées à un bâtiment principal. Tout à droite, derrière l'aile est, si l'on regarde bien, on peut distinguer une petite cabane, à l'arrière, dans les vastes jardins. De la villa part un sentier enterre, qui va sillonner à travers de grands arbres au feuillage fourni, et part en direction de la ville.

Sur ce sentier s'éloigne une calèche, et le son des roues butant contre les imperfections du chemin vient s'ajouter à celui, régulier, des sabots des chevaux.

Devant la maison, Cendrillon regarde la calèche partir, emportant avec elle sa belle-mère, Madame Tremaine, et les deux filles de cette dernière, Anastasie et Javotte. Elle suit le véhicule des yeux jusqu'à ce que l'ombre des grands arbres l'engloutisse totalement. Le soleil est presque couché, et la lumière du jour cède face aux avances de la nuit.

Cendrillon soupire, regarde sa demeure – ou plutôt, celle de sa belle-mère, où elle-même n'est que difficilement tolérée. Elle n'a pas envie de rentrer. À l'intérieur, son quotidien et sa routine l'attendent : des tâches ménagères, encore et toujours. Anastasie et Javotte ont mis leurs chambres sens dessus dessous pour se trouver des robes pour ce soir, ce sera à Cendrillon de ranger ; le vase brisé d'un coup de coude malencontreux, elle le jettera aussi ; et il lui restera encore les cendres de la cheminée à nettoyer.

Ce soir, pourtant... elle aurait pu s'échapper, et échapper à tout cela. Le Prince doit se marier, le Prince donne un bal, le Prince a invité toutes les jeunes filles à marier du royaume. Cendrillon ne se fait pas d'illusions, non ; si elle va au bal, le Prince ne la remarquera même pas, et elle passera probablement sa soirée contre un mur, peut-être un verre à la main, à regarder les autres danser et s'amuser. Mais c'est ce qu'elle veut. Juste un soir, un soir béni, échapper à sa vie pour découvrir un autre monde, un monde de lumière, de faste, de démesure et d'amusement.

Hélas, sa chance, elle ne l'a pas eue. Ses demi-sœurs se sont moquées de son rêve ; par habitude, elles l'ont dénigrée. Par dérision, elles l'ont provoquée. Et enfin, par rage, elles ont déchiré en lambeaux la robe que Cendrillon avait elle-même cousue pour aller au bal.

Cendrillon lève les yeux au ciel : les dernières lueurs du crépuscule s'éteignent lentement. Il est temps de rentrer et de se faire une raison. Elle jette encore un regard au chemin qui l'aurait menée au bal, et sent ses yeux la piquer.

Au lieu de rentrer, elle va s'asseoir au pied d'un banc, là, devant le manoir, elle s'accoude sur le banc et se met à pleurer, la tête cachée entre ses bras. D'ordinaire, elle ne pleure pas. Depuis la mort de son père, elle n'a pas pleuré une fois, si rudes soient Madame Tremaine, Anastasie et Javotte. Pas une larme. Elle a juste accepté ce qui lui arrivait, comme ça, sans regretter ni en vouloir à Dieu pour ce sort. C'est ainsi, après tout, Cendrillon ne peut rien y changer. Et pourtant, ce soir-là, elle pleure. Elle a pleuré la mort de son père, il y a des mois ; aujourd'hui, elle pleure son rêve brisé.

Elle ne veut pas penser que c'est injuste. Elle ne veut pas se révolter. Alors elle verse juste des larmes de tristesse, dans le silence et l'ombre de la nuit, pour alléger un peu son cœur.

Peu à peu, elle sent le banc, sous ses coudes, changer. Une main vient se promener dans ses cheveux, comme pour la consoler. Quand Cendrillon relève les yeux, surprise, elle voit qu'elle est appuyée sur les genoux d'une femme d'âge mur, petite et replète, habillée d'une longue cape violet lavande. Cette dame sourit gentiment, et sa bonté fait briller ses petits yeux pleins de vie.

- Cendrillon, mon enfant, chevrote-t-elle. Ne pleure plus.

- Oh,à quoi bon... je rêvais d'aller à ce bal, mais maintenant, il n'y a plus aucun moyen que j'y parvienne. Et qui êtes-vous ?