C'est le vent qui m'a réveillée.
Le mistral.
Les volets de ma chambre étaient fermés,mais je reconnaissais sa voix au loin, suivi de rafales de plus en plus longues et du bruit sec des brindilles s'abattant sur le toit.

Je savais que le ciel, dehors, serai d'un bleu pur, brillant, et que, plus tard dans la journée,
les grands pins, sur la colline, se débattraient dans des tourbillons de poussière, comme des géants affrontant une armée de fantômes.

Et aussi qu'il ferait froid.
J'ai cherché mes chaussettes de cheval, enfilé un gros pull à col roulé sur mon T-shirt.
En tirant sur mes bottes, j'ai jeté un coup d'oeil à l'écran lumineux du réveil.
Sept heures. Trop tôt pour un dimanche. Mais les chevaux, eux, n'apprécient pas les joies de la grasse matinée, et j'aime bien faire avec ma mère le tour des boxes et des parcs pour leur apporter leur petit déjeuner. C'est notre moment à toutes les deux. Après, surtout le week-end, le clubs se remplit, les cavaliers entrent et sortent de la maison et je n'ai pas souvent l'occasion d'être seule avec elle.
--Alix! C'est prêt!
La trappe qui sépare le rez-de-chaussée du grenier, où se trouvent ma chambre, une minuscules salle de douche et ma pièce secrète, s'est soulevée. J'ai aperçu le sommet de la tête brune et ébouriffée d'Hélène, ma mère, tandis qu'une bonne odeur de crêpes chaudes venait me chatouiller le nez.
--J'arrive!
Le week-end, maman prépare toujours le petit déjeuner spécial : chocolat chaud pour moi, thé pour elle, et crêpes à la confiture pour toutes les deux.
L'hiver, il fait encore nuit noire quand nous sortons nourrir les chevaux, et un estomac bien rempli donne du courage, dit-elle. Les jours de semaine, c'est Sylvain, le palefrenier, qui se charge de la première tournée.
Les yeux encore lourds de sommeil, j'ai dégringolé l'échelle de meunier et atterri dans la cuisine en me rattrapant de justesse aux barreaux. --Un de ces jours, tu vas arriver en petits morceaux. Il faut vraiment que je fasse installer un escalier digne de ceux nom. Maman répète cela depuis des années, depuis, en fait, qu'elle m'a donné la permissions de m'installer au grenier. Mais comme il y a toujours une selle usée à remplacer ou des barres d'obstacles neuves à acheter, elle n'a jamais trouvé ni l'argent ni le temps nécessaires. Je ne lui dit pas, mais je préfère mon domaine sous les toits comme il est, séparé de la grande cuisine où chacun peut entrer puisqu'elle sert aussi de bureau. J'aime l'idée qu'il y est un endroit bien à moi où je peut être seule si j'en ai envie.

Nous avons pris notre petit déjeuner dans un agréable silence. Puis nous sommes sorties dans le froid piquant, libérant la chienne, Deïka, qui bondissait autour de nous avec enthousiasme, sa queue en plumet tournoyant comme les ailes d'un moulin. Aussitôt, les chevaux se sont mis à hennir et certains ont passé la tête au-dessus de la demi-porte de leur box.
Les collines étaient encore dans l'ombre.
La maison, longue et basse, semblait dormir derrière ses volets restés clos. Quand nous sommes arrivées ici, avec dix chevaux dans un camion, ce n'était qu'un bastidon.  La pièce principale était flanquée de deux remises que maman a transformées en une chambre et une salle de bain. Puis elle a fait construire une véranda où le soleil entre a flots dès le matin, et aménagé le grenier pour moi.

La vieille camionnette a démarré en hoquetant, et nous avons dévalé la pente qui mène au hangar pour charger les bottes de foins. Il y aurait une deuxième tournée pour distribuer les granulés à base de blé et de maïs, nettoyer et remplir les abreuvoirs.

Maman a coupé le moteur en passant devant le box de sa jument, Akecheta (ma grand-mère était vietnamiennes et la plus part des chevaux du club portent des noms qui évoquent le Vietnam). J'ai pris une ration de foin à l'arrière de la camionnette pendant qu'elle s'approchait de la porte en planches brutes et l'ouvrait sans gestes brusques.

--Akecheta, ma belle...

La jument était couchée au fond du box. Elle ne s'est pas levée ,n'a pas tourné la tête vers nous, comme elle le fait toujours ; elle s'est contentée de souffler doucement. Dans la pénombre, ses flancs arrondis paraissaient énormes.

Maman s'est agenouillée et a passé sa main sur l'encolure luisante, puis,tout en continuant à parler a mi-voix, elle a palpé le ventre d'Akecheta.

--Alix, viens voir.
J'ai déposé le foin près de la porte et je me suis approchée.

--Touche.

Sa voix était basse et chantante, comme toujours quand elle parle aux chevaux. 
Elle n'avait pas haussé le ton, mais j'ai deviné qu'elle souriait.
--Ses mamelles ont gonflé. C'est net,
cette fois.  Tu sens? ça veut dire que la naissance approche.
C'est un des premier signes.
Et... ce sera quand? (Ma voix était curieusement étranglée.)
Dans une quinzaine de jours, je pense.
Et très certainement pendant la nuit. La plupart des naissances ont lieu entre dix heures du soir et deux heures du matin.
Le moment venu, il faudra se relayer pour la surveiller.
J'ai voulu dire quelque chose, mais aucun mot n'est sorti de ma bouche.
J'ai juste hoché la tête. Nous sommes sorties du box et maman a posé un instant sa main sur mon épaule. Je me suis tournée vers elle.
Vas-y. Je reviendrai à pied.
Elle ma souri et a refermé la porte de la camionnette. Maman ne pose jamais de questions inutiles. Parfois, je me demande si je me sentirais aussi bien avec mon père.
Mais je ne peux pas le savoir car je ne l'ai jamais vu. Quand je suis née, Hélène n'avais que dix neuf ans. Mon père fait partit de sa vie d'avant, dans le nord de la France, une région qu'elle a quittée juste après ma naissance. Je sais juste que mon père ne se sentait pas prêt pour élever un enfant. Elle me l'a expliqué le jour où je suis rentrée de l'école primaire en pleurant parce qu'un garçon m'avais dit que j'étais tellement moche que ce n'était pas étonnant que mon père m'ait abandonnée.
--Personne ne t'a abandonnée. Pour abandonner quelqu'un, il faut le connaitre.
Moi j'avais envie d'avoir un enfant, pas lui; c'est tout.
Il était très jeune, il ne faut pas lui en vouloir. Elle m'avait serrée contre elle avec force.
--Je t'ai choisie et je ne le regrette pas.
Tu es la meilleure chose qui ne me soit jamais arrivée.

Nous n'avons jamais reparler de mon père.
Je préfère lui poser des questions sur la vie de ses parents au Vietnam. Son enfance à était bercée de contes et de chants, d'images de rivières et de buffles, d'éléphants et de tigres. Moi aussi je rêve parfois de rivières et buffles, et de petits chevaux vigoureux et infatigables. Et j'espère qu'un jour je découvrirai ce pays qui est un peu le mien.

J'ai remonté la glissière de mon blouson et je suis partie d'un bon pas sur le sentier qui serpente à travers les pins et les chênes verts. Le vent me tiraillait les cheveux, me brûlait les joues. J'ai eu tout à coup envie de rire, de crier, de faire la roue. Et je l'ai fait. Mais je suis retombée assez vite sur le tapis d'aiguilles de pins et je me suis sentie un peu ridicule, même si personne ne pouvait me voir.
Jusqu'à ce matin, la naissance du poulain d'Akecheta était restée un évènement merveilleux mais lointain.
La jument grossissait régulièrement mes lentement, et je lui faisait faire assez souvent de brèves promenades en main; je marchait à côté d'elle et elle s'arrêtait à chaque pas pour brouter l'herbe bien fraîche. Je savais, bien sûr, que le moment approchait. Mais là, tout devenait réel. Il allait naître bientôt.

Le Poulain d'Akecheta.
Mon poulain.

Le Poulain Où les histoires vivent. Découvrez maintenant