Adèle, 20 août 2013

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Cela fait plus de cinq mois que je n'ai pas vu Clara. Elle m'a laissé de nombreux messages, auxquels je n'avais pas répondu jusqu'ici. Je lui en voulais trop. Mais hier, j'ai compris que je ne pouvais pas l'ignorer plus longtemps. "Adèle, j'ai besoin de mon amie", avait-elle imploré sur mon répondeur. Pour que Clara s'exprime ainsi, il fallait que quelque chose de grave se soit passé. Je l'ai donc rappelée immédiatement, et nous nous sommes donné rendez-vous dans un salon de thé Japonais que nous aimons beaucoup, près de la Place de la Concorde. Tandis que la serveuse en kimono nous servait notre thé Matcha, j'observais Clara en silence. C'était la première fois que je la voyais si vulnérable : le teint pâle, les traits tirés, le regard cerné, sans maquillage, les cheveux gras...je ne reconnaissais pas mon amie.

– Mais qu'est-ce qui t'arrive ? ai-je demandé.

Je me sentais coupable de ne pas avoir répondu plus tôt à ses nombreux appels.

– Je suis nulle, je ne vaux rien, a-t-elle déclaré, au bord des larmes, avant d'enfouir son visage dans ses mains et d'éclater en sanglots.

Elle pleurait bruyamment, et les autres clients nous regardaient, visiblement mal à l'aise. Mais je me fichais de ce qu'ils pouvaient penser. Je voulais aider Clara, et pour cela je devais comprendre les raisons de son chagrin.

– Clara, peux-tu m'expliquer ce qui se passe ?

Brusquement, elle a cessé de pleuré. Elle a relevé la tête, et, en me regardant droit dans les yeux, elle m'a annoncé calmement :

– Je ne peux pas avoir d'enfants.

Je ne savais pas comment réagir. J'ai réfléchi un instant, puis je me suis dit qu'il fallait que j'en sache plus avant de formuler une réponse.

– Comment ça tu ne peux pas avoir d'enfant ? tu en es sûre ? Je veux dire, tu as vu un médecin ?

– Oui, enfin...cela fait presque deux ans que nous essayons avec David.

J'étais surprise par cette révélation, et un peu vexée que Clara ne m'ait pas mise au courant plus tôt.

– Et comme rien ne se passait...je suis allée passer des tests, a-t-elle poursuivi.

– Et alors ?

– Et alors rien, tout est normal.

– Chez David aussi ?

– Oui, chez lui aussi.

– Bon, mais alors, ça veut dire que rien n'est perdu ! Il faut juste que tu sois encore un peu patiente, et ça arrivera, tu verras.

– Non, c'est pire que tout. J'aurais préféré qu'on trouve une raison. Là, c'est juste que ça ne marche pas, c'est tout. C'est un cas d'"infertilité inexpliquée". C'est peut-être dans ma tête, peut-être que je devrais aller voir un psy.

Clara paraissait désespérée. Même j'éprouvais de l'empathie, j'étais agacée par son attitude défaitiste. Mais en réalité, cela n'aurait pas dû me surprendre. Tout lui était facile dans la vie. Elle était belle, intelligente. C'était la première fois qu'elle se heurtait à un réel obstacle dans la réalisation de ses désirs.

– Écoute, Clara, ce n'est pas sans espoir, loin de là. Tu exagères en disant que tu ne peux pas avoir d'enfants. Ce sera sûrement plus long et difficile que tu ne l'espérais, mais...

– Qu'est-ce que tu sous-entends ? Tu crois que j'imaginais que ce serait facile, parce que tout est toujours facile pour moi ? Si tu n'étais pas toujours centrée sur toi, tu t'apercevrais que tu n'es pas la seule à avoir des problèmes dans la vie. Je n'en reviens pas que tu te permettes de me faire la leçon, Adèle. Tu penses que c'est gagné d'avance ? Évidemment, toi, avec tes deux enfants, tu peux parler...

– ça n'a pas toujours été facile pour moi non plus, je te rappelle.

– Oui, ça, je le sais, je t'ai tellement écoutée te plaindre, j'ai si souvent été celle qui te remontait le moral ! Et pour une fois que les rôles sont inversés, je ne peux pas compter sur toi.

J'étais blessée par les paroles de Clara, mais il ne fallait pas que nous fâchions à nouveau, elle avait besoin de moi, et moi d'elle.

– Je suis désolée de ce qui t'arrive, Clara. Je comprends que tu sentes mal et je sais que c'est pour cela que tu t'en prends à moi. Je ne t'en veux pas.

Le visage de mon amie changea d'expression. D'un seul coup la colère fit place à la culpabilité.

– Excuse-moi, Adèle, je regrette ce que j'ai dit. Je ne le pensais pas.

– Je sais, ne t'inquiète pas.

– Comment tu vas, toi ? Tu n'as pas l'air en forme.

J'ai failli lui faire remarquer qu'elle avait plus mauvaise mine que moi, mais je me suis ravisée, me rappelant l'importance que Clara accordait habituellement à son apparence.

– Je dors très mal. Robin ne fait toujours pas ses nuits. Et puis, ça ne va pas avec Jean.

Je lui ai raconté le déjeuner raté chez ma belle-mère, la dispute au sujet du four que j'avais laissé allumé et de la baignoire qui avait débordé, et enfin, le complot organisé par Jean et sa mère pour inscrire Robin à la crèche.

– Je vois, a dit Clara, après m'avoir écoutée attentivement. Pour ce qui est de ta belle-mère, à mon avis tu devrais prendre tes distances.

– Oui, c'est ce que j'ai déjà commencé à faire. Je ne vais plus chez elle. Mais j'étais obligée de l'inviter pour l'anniversaire de Robin.

– Oui, je comprends. Bon donc en dehors des obligations, tu ne la vois plus. Pour le reste, je pense que tu es fatiguée, et quand on n'est pas dans son état normal, on peut commettre certaines erreurs...

– Mais je t'ai expliqué que Robin ne risquait rien ce jour là dans la cuisine !

– Oui, je te crois, mais je pense que la crèche pourrait être une bonne chose, pour Robin, et pour toi. Tu pourrais te reposer, t'occuper un peu de toi. On pourrait se voir plus souvent toutes les deux... a-t-elle suggéré, avec un large sourire.

Clara avait raison. La crèche n'était pas une si mauvaise idée, finalement. En fait, ce qui m'ennuyait, c'était moins l'idée de la crèche que le fait que Jean ait agi en cachette de moi. Et puis, j'aurai du temps pour travailler sur ma thèse.

– Adèle ? À quoi penses-tu ?

– Je me disais que...

Je me suis interrompue, me rappelant soudain que je n'avais toujours pas parlé de mon projet de thèse à Clara, pour ne pas qu'elle s'en mêle. Heureusement je m'étais arrêtée à temps.

– Je me disais que tu as raison, comme d'habitude, heureusement que tu es là pour me faire voir le bon côté des choses.

Clara m'a paru satisfaite de ma réponse. Nous nous sommes souri, et je me suis dit que j'avais de la chance de l'avoir comme amie.

L'autre filsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant