Tout a changé ce jour là!

28. La proposition

À présent que ma peur diminuait légèrement, je pouvais percevoir au fond de moi une étrange sensation qui accompagnait la présence de ce dissocié. Une perception nouvelle que je n'arrivais pas vraiment à identifier pour ne l'avoir jamais ressentie.
- Tu n'as que peu de temps pour fuir, dit-il en relevant la tête, le regard déterminé. Je te promets que si tu te rends à l'endroit que je vais t'indiquer, tu vivras.
Se levant, il plongea une main dans la poche intérieure de son veston. Il en ressortit un stylo et un morceau de papier sur lequel il griffonna à la hâte quelques mots pour me le tendre ensuite. Devant mon absence de réaction, il insista.
- Prends-le... Emma.
Emma... il connaissait donc mon prénom... Je n'étais pas si étonnée que ça au final. Je fis comme si cela ne m'atteignait pas et finis par m'avancer, toujours sur mes gardes. Je me saisis du bout de papier sans le quitter des yeux, puis me décidai à le lire. Il s'agissait de plusieurs noms de lieux qui paraissaient vouloir désigner une sorte d'itinéraire. Je fronçai les sourcils sans comprendre.
- Ces endroits te mèneront jusqu'à une petite maison dans une forêt, loin d'ici. Je suis le seul à connaître son emplacement. Tu y seras en sécurité. Je leur dirais que j'ai accompli ma mission. Ils me font confiance. D'ici quelque temps, tu pourras prendre le risque d'en repartir.
Il semblait si convaincant dans ses propos que je commençai sérieusement à me demander si je pouvais lui faire confiance et croire qu'il y avait un espoir pour que je m'en sorte. Je sortis de ma réserve et pour la première fois depuis son arrivée j'osai prendre la parole.
- Pourquoi faites-vous ça? Je ne comprends pas ! Qui êtes-vous ?
Il soupira.
- C'est compliqué..., dit-il, se passant la main dans les cheveux, mal à l'aise. Paraissant hésiter sur ce qu'il devait dire.
- Les membres du Conseil m'ont laissé la vie sauve, un soir il y a longtemps. En échange de quoi, je promettais de les aider à anéantir les dissociés de notre génération. Ce que j'ai fait jusqu'à présent...
Il baissa les yeux comme s'il avait soudain honte de ce qu'il venait de révéler.
J'allais de surprises en surprises! Je ne pouvais croire qu'il était comme moi ! Cela me semblait incroyable! Je me souvenais parfaitement que Frank m'avait expliqué qu'il ne devait probablement y avoir que très peu d'individus, voire aucun autre. En cause, la rareté d'une telle dissociation et des efforts que fournissait le Conseil pour nous anéantir. Mais il s'était trompé et j'en avais la preuve vivante devant les yeux !
Tout prenait sens d'un seul coup. La raison pour laquelle il m'avait repérée sur Paris et traquée jusqu'ici. Il avait la faculté de sentir ma présence! C'était sans doute aussi pour ça que son aura évoquait chez moi quelque chose de différent, quelque chose de presque... familier. La seule explication à son changement d'attitude était qu'il avait dû de toute évidence ressentir la même chose.
- Tu es la seule à nous avoir échappé !
Il accentua sa phrase d'un petit rire sarcastique, puis me regarda à nouveau attentivement. Frank avait à l'évidence eu raison de dire que le jour de ma dissociation mon voyage pour Londres m'avait sauvée. Bien entendu, le fait que Noah m'ait trouvée par la suite et toute la stratégie que mes amis avaient mise en place après y avait contribué aussi.
- En général, l'existence des dissociés à laquelle nous mettons fin n'est pas aboutie. Soit ils n'ont même pas encore repris conscience soit ils errent sans savoir ce qui s'est passé. Ils ne se rendent compte ni de ce qu'ils sont ni de ce qui leur est arrivé. C'est plus... facile. Là c'est... différent.
Il paraissait stupéfait lui-même par la tournure que prenaient les évènements.
Je ne ressentais plus vraiment de peur à présent et je me surprenais même à éprouver une certaine clémence envers lui. Il n'avait pas eu la chance comme moi de rencontrer quelqu'un qui le protège le jour de sa dissociation. Au contraire, il était tombé sur les pires qui existaient.
- Pourquoi ne fuyiez-vous pas, vous aussi, pour leur échapper ?
Il eut l'air tout d'abord surpris que je semble me préoccuper un tant soit peu de son sort et fuit mon regard.
- J'y ai souvent pensé, mais ils finiraient inévitablement par reprendre sous leur coupe un nouveau dissocié de notre génération pour me remplacer et me pourchasser.
Il me laissait une chance, une chance de m'en sortir, une chance de me dérober au Conseil. Je regardai encore une fois le papier que je tenais en main en songeant que cela faisait maintenant des heures que j'attendais Noah. Le train pour l'Angleterre dans lequel nous aurions dû prendre place était parti depuis longtemps. Je n'avais pas pu me résoudre à le prendre sans lui... Je ne sentais toujours pas sa présence approcher et le simple fait d'imaginer qu'il avait pu lui arriver quelque chose me broyait littéralement le cœur. Mais pouvais-je rester ici à attendre...
Jamais je n'oserai retourner au manoir et affronter le chagrin de nos amis et sans doute aussi leur colère. Je me sentais honteuse de l'insistance dont j'avais fait preuve pour aller au bout de mon projet. Je n'avais pas voulu croire que cela puisse mal tourner... Je me détestai de m'être laissé distraire au point de ne pas sentir la présence du danger alors que j'avais juré de rester sur mes gardes ! Et pour finir, j'avais honte d'avoir fui sans Noah pour me retrouver ici sans lui à présent... Je ne savais pas si je pouvais avoir confiance en ce dissocié et si je devais suivre son conseil de partir. Mais mon instinct avait plutôt tendance à me dire que oui. Mais cela signifiait partir sans Noah...
- Savez-vous s'il est arrivé quelque chose au dissocié qui m'accompagnait ?
- Non, je ne sais pas.
J'essayais de réfléchir à toute vitesse. Je me devais de rester en vie, car s'il existait la moindre chance pour que Noah le soit, je devais le retrouver. Il me semblait que je n'avais pas vraiment d'autre choix pour cela de partir.
- Il faut que tu y ailles, maintenant. Tu as assez perdu de temps.
Étais-je assez forte pour m'en aller toute seule ?
- S'ils ne me voient pas revenir, ils vont se douter que quelque chose ne s'est pas passé comme prévu.
Il était évident que la dernière chose que je voulais était que les autres membres du Conseil viennent jusqu'ici pour s'assurer de ma mort !
- Merci pour ce que vous faites pour moi.
J'avais conscience des risques qu'il prenait en me laissant en vie.
Sans prendre la peine de répondre, il me regarda une dernière fois avec ce même regard indéfinissable qu'il avait à son arrivée, puis il fit demi-tour et partit.
Je restai quelques instants sans réagir en me concentrant juste sur ses ondes qui diminuaient puis sur le vide qui s'installait à nouveau autour de moi.
- Noah, où es-tu...? murmurai-je dans un souffle.
Je sentis des larmes couler silencieusement sur mes joues. Je n'avais plus la force à présent de les retenir.