29. Désespoir

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Il fallait que je trouve la force de me ressaisir, même si cela me demandait un effort considérable et que j'aurais préféré m'écrouler sur le lit de cette chambre afin de donner libre court à mon chagrin. Chaque minute comptait. Partir pour cette destination était sans doute la meilleure solution pour me mettre en sécurité.
Me forçant à réagir, je séchai mes larmes du revers de la main et m'obligeai à réfléchir un instant. Je décidai de ne pas laisser de mot au cas ou Noah parviendrait jusqu'ici, pour ne pas laisser de traces. Personne ne devait savoir que j'étais toujours en vie et que par conséquent ce dissocié avait menti. Je découvrirai plus tard un moyen de rentrer en contact avec Noah. Avec un peu de chance, lui saurait où me trouver...
Je parcourus une dernière fois la chambre du regard et sortis par la porte restée entrouverte. Après une seconde d'hésitation, je traversai le parking en courant et rentrai précipitamment dans la voiture. Je démarrai tout en m'interdisant de regarder en arrière.
Plusieurs heures s'étaient écoulées alors que j'avais conduit sans m'arrêter, de façon machinale, mon regard fixé sur la route et les mains crispées sur le volant. Les paysages sombres défilant devant mes yeux, sans changements notables depuis un certain nombre de kilomètres. J'avais roulé le reste de la journée et une bonne partie de la nuit qui avait suivi mon départ du motel, m'éloignant des villes pour m'enfoncer petit à petit dans les terres. Parcourant des régions de moins en moins habitées, des villages endormis où personne ne trainait dans les rues.
L'horloge de la voiture indiquait deux heures du matin. Cela ne faisait même pas un jour entier que j'avais tourné le dos à Noah et couru pour fuir le danger, mais cela me semblait faire déjà une éternité... Ma culpabilité et mon désespoir étaient si intenses que mon cœur paraissait saigner de l'intérieur, sans compter le vide que je ressentais d'être séparé de lui. Je prenais la mesure de l'importance d'un complément pour la dissociée que j'étais devenue et cela s'apparentait presque à perdre la moitié de soi-même... Obnubilée depuis ma dissociation par mon projet de revenir sur Paris, je n'avais pas suffisamment montré à Noah à quel point il comptait pour moi et je le regrettai amèrement à présent...
J'avais conduit dans le silence, n'ayant eu à aucun moment l'envie d'allumer la radio ne serait-ce que pour avoir un peu de compagnies ou pour écouter les informations. Tout ce qui aurait pu être diffusé ne faisait plus partie de mon "monde". Dans une configuration ordinaire, j'aurais peut-être pu apprendre en écoutant les nouvelles qu'un incident s'était produit dans les rues de Paris. Mais rien de ce qui aurait pu arriver à un dissocié, et dans ce cas précis à Noah, ne pouvait faire partie de l'actualité puisque le Conseil prenait toutes les précautions nécessaires pour que rien ne transparaisse des vies auxquelles ils mettaient un terme. En outre, étant donné qu'aucun d'entre nous n'avait d'identité propre, n'importe laquelle de nos disparitions passait aux yeux du monde totalement inaperçu.
Je me sentais déconnectée de cette réalité qui n'était plus la mienne et plus du tout concernée par ce qui se déroulait dans le quotidien des gens "normaux". J'appartenais à un autre monde qui m'avait paru meilleur, car complètement adapté à ma personnalité un peu en marge. Un monde dans lequel, malgré la perte de mon père, j'avais trouvé rapidement un équilibre auprès d'un compagnon et d'amis semblables à moi-même ainsi que de nouvelles capacités extraordinaires. Mais un monde qui en ce moment m'apparaissait comme dur et sans pitié.
Seuls les rares faisceaux de phares venant parfois en sens inverse me sortaient de ma torpeur pour qu'aussitôt je me sente retomber dans le vide immense de ma solitude. Je tentai de me raccrocher à mon unique objectif qui était de rester en vie pour retrouver Noah et ne pas sombrer.
Je m'efforçais donc de ne penser à rien d'autre. Il fallait à tout prix que je trouve le lieu dont ce dissocié m'avait indiqué l'emplacement, cette maison où selon lui, je serais en sécurité. Mon esprit revint alors malgré moi sur ce face à face étrange, cet instant où j'avais été persuadée que tout était terminé... Résignée, je n'avais pas eu l'intention de me battre, mais les choses ne s'étaient pas déroulées de cette manière et au fond de moi je ressentais de la gratitude envers cet homme. Cette rencontre singulière ainsi que la sensation que j'avais éprouvée vis-à-vis de ce dissocié m'avait remuée, même si je n'en avais rien laissé paraître à ce moment-là et que j'osais à peine me l'avouer à l'heure actuelle.
Il était de la même génération que moi et cette seule idée était troublante tout comme le fait qu'il était le seul à pouvoir détecter ma présence. Mon existence dépendrait donc entièrement de lui. Il pourrait me retrouver facilement et décider à tout moment de revenir sur sa décision. Je ne devais pas oublier que malgré son geste il appartenait au Conseil. À cette pensée, je ne pus réprimer un frisson. Je lui facilitai sans doute la tâche en me rendant là où il voulait que j'aille, mais je n'avais pas vraiment d'autres possibilités et n'avais dès lors pas d'autres choix que de lui faire confiance.
Un peu plus tard encore, je quittai la route principale et m'engageai sur un chemin de montagne sinueux et perdu au milieu de nulle part. L'horizon était obstrué par un rempart de forêt sombre et peu accueillant et malgré mes capacités de vision surdéveloppées cette dernière était si dense que je ne voyais rien au-delà.
Je n'avais pas la moindre idée de ce qui m'attendait. Plus aucune lumière n'était visible en dehors des phares de ma propre voiture et je n'avais aperçu aucune habitation non plus depuis bien longtemps. Je me sentais loin de tout et isolée du monde et cette idée était à la fois effrayante et étrangement réconfortante.
À plusieurs reprises, j'avais eu la sensation de m'être trompée. Mais j'avais toujours fini par apercevoir un panneau qui m'avait rassuré dans le fait que l'itinéraire que je suivais était le bon. Le papier griffonné de ce dissocié était mon seul repaire. Il était d'ailleurs posé sur le siège passager, bien en évidence afin que je puisse le voir. Je l'avais lu et relu pour être sûre d'être sur la bonne route, m'arrêtant même à des intervalles répétés sur le bas-côté afin de le prendre en main et de le lire encore et encore. Ce bout de papier était comme une preuve de ce qui m'était arrivé et le toucher m'apportait un certain réconfort. Car perdue au milieu de ces montagnes, j'avais l'étrange impression que tout ce que j'avais vécu ces dernières heures ne pouvait pas être réel.

Tout a changé ce jour là!Où les histoires vivent. Découvrez maintenant