La Nacre Et Le Silence

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"La tête est déjà vide, qui deviendra crâne. La folie, c'est le déjà-là de la mort." - Michel Foucault, Histoire de la folie

Il marchait depuis longtemps, des heures peut-être. Il l'ignorait. La forêt danse autour de lui n'avait pas changé d'aspect depuis des kilomètres, et les tas de feuilles mortes crissaient toujours autant sous ses pieds. La brise hivernale lui mordait les joues et malgré son long manteau, il ressentait le froid jusque dans son coeur. Aucun rayon de soleil ne venait le réchauffer ne serait-ce qu'un petit peu. Le ciel était recouvert d'un immense panache gris, inspirant aussi bien la peur que le désespoir.
Il marchait toujours, titubant par moment, s'accrochant le pied dans une racine fourbe et tortueuse. Il ressortait alors brutalement ses mains jusque là farouchement cachées dans ses poches, en appréhension du choc avec le sol. À chaque respiration, un halo blanchâtre s'échappait de ses lèvres et s'élevait vers le ciel monochrome. Il craignait que la pluie ne commence à tomber. Si cela devait arriver, il mourrait probablement de froid et de fatigue, loin des siens et de tout ce qu'il connaissait.
S'il marchait avec autant de désespoir, toujours dans la même direction, c'est qu'il s'était perdu, bien des heures plus tôt. Il se souvenait être parti à l'aube de sa maison, avoir emprunté un petit sentier le menant vers la lisière de la forêt. Ce matin là, il avait souhaité s'aérer l'esprit, comme il avait si peu le temps de le faire. Mais une fois entré dans le sous bois aux arbres dénudés et affligés par le gel, il avait été troublé par ce qui semblait être un mirage. Il avait cru voir passer, entre deux pins rapprochés, un vieil homme au dos recourbé avançant lentement. L'homme avait semblé le toiser avant de disparaitre entièrement de sa vision. Il ne s'agissait probablement que d'une illusion, son esprit peu réveillé lui jouait sans doute des tours. Néanmoins sa curiosité fut piquée à vif et il s'approcha des deux pins avec prudence. Il n'y trouva rien, mais lorsqu'il jeta un regard circulaire à la forêt, il crut à nouveau apercevoir un personnage se baladant entre les arbres. Cependant, ce n'était pas un vieillard qu'il avait vu, mais un jeune homme d'une grande stature, luxueusement vêtu et l'air fier. Cette fois, il était sûr de ne pas avoir rêvé. L'homme était apparu à seulement une dizaine de mètres, il ne pouvait pas être parti bien loin. Il s'était mis à courir, mais, à nouveau, en contournant les arbres qui étaient censé cacher l'individu, il ne découvrit rien, seulement plus d'arbres dégarnis à perte de vue. Il avait alors senti un souffle lui frôler la nuque. Pris d'angoisse il s'était retourné, le sang pompant à toute vitesse dans ses veines. Plus loin, presque à l'horizon, il vit passer une forme, suffisamment brillante que pour être remarquée. Il ne distinguait presque rien, mais il savait, instinctivement. Il s'agissait d'une femme, à la beauté indéniable, aux cheveux d'or, qui laissait trainer derrière elle une longue robe de lumière aveuglante.
C'est à ce moment là que le trou de mémoire commençait. Il ne parvenait tout simplement pas à se souvenir de ce qu'il avait fait à partir de cet instant. Alors, il marchait, espérant en vain trouver de l'aide, une route, une maison. Peu importe, mais quelque chose. Et au plus il marchait, au plus les minutes s'écoulaient, au plus il perdait cet espoir. La forêt semblait ne jamais prendre fin.
Soudain, il vit un autre homme sortir, littéralement de nulle part. Il était apparu à quelques dizaines de mètres de lui, et détalait dans sa direction. Son visage affichait une expression d'horreur pure, comme personne n'en avait jamais vue. Il courrait comme si sa vie en dépendait, en agitant les bras et en faisant virevolter les lambeaux de vêtements déchirés qui l'habillaient, mais sans aucun bruit. Les seuls sont qu'il entendit furent les quelques feuilles bruissant sur les cimes des arbres et sa propre respiration saccadée. Lorsque l'homme ne se trouvait plus qu'à deux mètres de lui, il disparut dans un flash de lumière blanche aveuglante. La disparition de l'être le transcenda au plus profond de lui. Il sentait son âme vibrer, être transpercée par quelque chose d'indicible et de puissant.
Il prit soudain peur et accéléra le pas. Il ne modifia cependant pas son itinéraire, continuer dans une seule et même direction était la seule façon de trouver assurément une sortie.
Sa marche effrénée, motivée par la peur de ce qu'il ne comprenait pas, fut brutalement interrompue par un dénivèlement de terrain qu'il n'avait pas vu. Ses jambes le tenaient si faiblement debout qu'il s'écroula et roula lourdement le long de la pente. Il buta contre un arbre dans un désagréable bruit de craquement. Pendant quelques secondes, il resta là, étalé, misérable, contre cet arbre qui allait probablement avoir raison de lui. Puis, mu par une mince lueur d'espoir qu'il lui restait, il décida de se retourner, et d'observer l'endroit où il avait atterri.
En ouvrant les yeux, il découvrit, un peu en contrebas, un lac, de forme ovale, et dont l'eau immobile faisait penser à un miroir. Il se releva, heureux de finalement trouver du changement après tant de kilomètres parcourus. Il en avait presque oublié l'apparition terrifiante de l'homme.
Après s'être difficilement déplacé jusqu'au lac, il remarqua que l'eau n'était non seulement pas gelée, mais d'une transparence déconcertante. Il pouvait sans difficulté décrire l'aspect du fond du lac, composé de vase, de racines et de déchets organiques.
Pendant plusieurs secondes, il contempla le lac avec des yeux fatigués. Il entreprit de s'abaisser et de plonger sa main dans l'eau pour en connaitre la température. Mais à l'instant où ses doigts entrèrent en contact avec l'eau, celle-ci changea de couleur et devint blanche. Il n'y eut d'abord qu'une tâche nacrée à l'endroit où il avait touché l'eau, mais par la suite, les ondes qu'avait provoqué le contact avec ses doigts propagèrent la couleur aussi claire que du lait. En moins d'une minute, la totalité du lac avait pris cette couleur immaculée. Il ne comprit pas. Impossible qu'il s'agisse de gel, cela s'était produit beaucoup trop vite, et puis le fluide semblait avoir émané de sa propre personne.
C'est alors qu'au centre du lac, de petites bulles commencèrent à se former. Elles éclataient silencieusement et, au plus il y en avait, au plus épaisses elles devenaient. Il remarqua alors que la couleur blanchâtre pâlissait encore, si c'eut été possible. L'eau semblait rayonner, divulguer une lumière surnaturelle. Bientôt, elle fut presque aussi puissante que celle du soleil. À travers ses mains plaquées sur son visage et les halos aveuglants, il aperçut, toujours au centre du lac, une forme s'élever vers les cieux. Il la reconnut immédiatement. Magnifique et majestueuse, la femme à la chevelure d'or le toisait de ses deux orbes sans pupilles ni iris. Soudain, il prit peur, son sang se glaça, et il voulut fuir, s'en aller et ne plus jamais revenir dans cet endroit. Cependant, son regard restait fixé sur la dame du lac au visage inexpressif. Il ressentit dans son coeur la même sensation que précédemment, mais décuplée et bien plus puissante. Son âme avait peur, son âme frissonnait comme une plume et lui, immobile, physiquement prisonnier du halo de la dame, ne pouvait plus faire un geste. Une sensation de froid jusque là jamais expérimentée se propagea en lui, à partir du coeur. Elle rejoignit ses reins, ses jambes, ses doigts. Elle gagna ses yeux, et il eut juste assez de force pour les fermer. Le froid prit entièrement possession de son corps, et la dame du lac l'observait toujours. Il n'était plus.

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