L'auto-punition

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Alors j'ai inventé un petit système avec mes élèves. Quand ils me rendent un travail en retard, par exemple, je leur demande de me raconter en quelques dizaines de lignes pourquoi ils ne m'ont pas rendu ce travail. Mais attention ! La vérité ne m'intéresse pas, et ils doivent inventer une histoire fausse, imaginaire, délirante, bref, ils ont carte blanche : tout sauf la vérité.

Sinon, pour l'anecdote, je leur avais promis de leur corriger un paquet de copies pour tel jour, et finalement je ne l'avais pas terminé. Alors j'ai décidé de me plier moi-même à la règle que j'avais fixée, de m'auto-sanctionner et de raconter la raison de ce retard. J'ai donc écrit ça, je leur lirai demain. Et du coup, j'ai écrit ça au lieu de corriger un autre paquet de copies. Et je le poste, au lieu de corriger ce paquet de copies. Aaaaaaaaaaaaaaah !

Je pense qu'il est l'heure pour moi de vous expliquer la cause terrible de ce manquement à ma parole. Oui ! c'est sans détour, sans masque, sans le moindre travestissement, que je vais vous révéler l'incroyable vérité. Croyez-la, ou doutez, qu'importe, non je n'irai pas forcer votre foi.
Lundi soir, donc, j'étais paisiblement installé dans mon fauteuil favori. Enfin... quand je dis "installé", disons que c'est un terme que j'emploie pour ne pas dégrader dans vos jeunes esprits influençables l'image impeccable qu'au fil des semaines vous vous êtes forgé de votre professeur de français. Si je voulais à vrai dire préciser la nature de cette "installation", si je voulais parler vrai, parler franc, je me dis qu'il faudrait sans doute avouer que j'étais en fait lamentablement vautré dans mon fauteuil.
Mais ça, bien sûr, et il n'est nul besoin pour moi de vous en expliquer les raisons, ça, bien sûr, je ne l'écrirai pas.
J'étais donc installé, fort dignement par ailleurs, et je songeais à ces heures infernales que je venais de passer avec mes élèves.
- Ah ! Sacripants ! m'écriai-je soudain, à la morne clarté des bougies.
Je revoyais alors cette foule d'adolescents qui s'étaient agités dans leurs jungles de bavardage ; je revoyais celui qui s'était brusquement mis à hurler comme un animal, avant de se dresser debout sur sa table, puis de bondir à travers la salle de classe. Ils riaient tous, alors. Et il me fallut le ficeler à sa chaise pour faire taire finalement la horde.
- Ah ! Crapules !
Et ma voix résonna de nouveau dans le silence de mon appartement. Je me suis levé, avec une sourde détermination, il était peut-être vingt heures... mais ma journée certes non n'était pas terminée. J'observais avec un air de défi le monceau de copies qu'il me fallait corriger pour le lendemain. Le paquet semblait rire de moi, semblait me fixer de ces petits yeux fous, semblait me dire : « Corrige-moi, corrige-moi ! Viens donc gâcher cette soirée dans cette valse de "mal dit, bien, pertinent, trop court, syntaxe" et dans les arabesques dont tu ornes tant et tant de verbes. »
J'ai répondu à cet appel, prêt à faire mon devoir, je me suis attablé à mon bureau. D'une main, j'ai attrapé un stylo écarlate, de l'autre, le paquet de copies. Et pris soudain d'une fureur extatique, j'ai commencé à l'attaquer. Pendant quelques minutes, les commentaires, les mots rapides glissés ici, ou là, les notes, les appréciations, se sont enchaînés à une vitesse époustouflante. J'étais devenu le demi-dieu de la correction, et je me sentais prêt à corriger sur l'heure des milliers et des milliers de copies. Et je l'aurais fait, assurément, si j'avais eu des milliers de copies, et surtout si une douleur terrifiante ne s'était pas emparé tout à coup de mon corps tout entier.
Je me suis écroulé sur le carrelage, je sentais mes os, mes organes, mon sang, remuer à l'intérieur, j'avais l'impression que j'allais exploser. Une blonde fourrure recouvrait rapidement la surface de ma peau. Je passais mes doigts griffus sur mon visage, mon museau, mes crocs acérés maintenant. J'étais un loup.
Et cette soirée que j'avais consacré avec une rigueur indéfectible à la correction patiente de vos échecs et de vos victoires, il a fallu, bien malgré moi, la passer à courir pendant des heures à travers toute la région. Oui, la région.
Je me suis heureusement réveillé à seulement dix kilomètres de chez moi, et j'ai eu pile poil le temps de rentrer chez moi, de me doucher, de préparer mon sac et d'aller bosser. La chance était de mon côté, dans mon infortune, car je n'avais pas faim.
Et mine de rien, ça m'a fait gagner un quart d'heure.


9 oct. 2013.

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