II. Aëna

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Aëna


Je rentrais de mon entraînement quotidien quand je vis mon père, le regard songeur, la tête penchée sur un rouleau de papier qu'un messager avait dû lui apporter tantôt.

Sandor Ventvif est un des fiers guerriers Draconistes de notre peuple. Il n'en est point le chef, cependant. Car il ne le désire pas. Il répète sans cesse que le condamner à s'occuper d'autres personnes que son frère dragon serait comme lui donner la mort honteuse, celle des hommes d'en bas. Cela ne l'empêche pas cependant d'être le conseiller spécial de notre chef, Genias au Marteau-Gèle. Il est aussi le visage de notre peuple pour les Autres d'en bas, qui ne peuvent jamais monter jusqu'à nos villages sur la cime des montagnes.
Alors toutes les affaires qui concernent l'extérieur, Sandor les gère au nom des Draconistes.

Il est devant le foyer ardent de notre maison, assis autour de la table qui porte, proche de sa main, un pichet de cuivre et un gobelet cabossé. D'habitude, à la fin de la journée, il aime savourer un verre de Feu, un alcool doux que nous produisons. Mais j'avais posé moi-même ces objets à son attention avant de partir m'entraîner, et rien n'a bougé.
Cela veut donc dire qu'il est intrigué. Et ça, ce n'est pas courant.

"Père ? Qu'il y a-t-il ? De mauvaises nouvelles ?"

Au son de ma voix, il relève la tête vers moi, sa barbe rousse blanchissante paraît s'éclaircir de jour en jour, sans le faire vieillir pour autant.
Il n'est pas dans son caractère de me ménager. Aussi il se montre franc dans sa réponse.

"Le Conseil des Rois veut qu'on laisse quelqu'un d'en bas venir ici. Ils ont des doutes sur nos motivations.
- On ne va pas laisser ceux d'en bas venir ! Il ne comprennent rien à nos coutumes, rien aux Dragons ! Ils ont peur de tout et sont cloués au sol, là où sont leurs esprits !
- C'est justement pour ça qu'ils veulent en savoir plus sur nous, ma fille.
- Et si on refusait, que se passerait-il, père ?
- Ce pourrait être la guerre pour nous tuer tous.
- On pourrait les exterminer ! Nous, les Draconistes, sommes les maîtres du Ciel. Ils ne peuvent rien nous faire!
- Nul n'est invincible. Nous sommes justes très forts, mais peu nombreux. Il y a bien plus de gens d'en bas que de Draconistes, et ils ont des érudits qui font actuellement des recherches sur les anciennes magies. Celles qui ont déjà pu décimer les premiers dragons."

Je recule d'un pas, me sentant frémir. Les Premiers Dragons, on le sait tous, étaient des géants puissants et dangereux, mais incontrôlables. Ils s'en prenaient à tous, y compris aux leurs, dès qu'ils sentaient de l'or ou autres richesses venant de la Terre. Les Dragons d'aujourd'hui m'ont racontés qu'il en existerait encore un ou deux, mais qu'il ne faudrait jamais tenter de les retrouver. Car l'aberration suprême pour les Premiers Dragons, plus qu'un dragon volant le trésor d'un autre dragon, serait la connivence avec une autre race, qu'importe laquelle.

Je soupire, reprenant mes esprits.

"Qu'un seul homme, c'est ça ?
- On me demande qu'il ait un gardien, mais je compte refuser. Aucun soldat ne viendra ici. Ce sera un jeune érudit. Quelqu'un qui n'a pas encore de valeur à leurs yeux mais qui aura sans doute des capacités pour bien faire son travail.
- Ne pourrait-il pas rester à l'avant-garde ?
- Il y restera. Jusqu'à ce que tu le juges prêt à venir ici.
- Ce n'est pas drôle, Père! Je ne compte pas jouer sa nourrice ! Je ne suis jamais descendue à l'avant-garde ! Je ne vois pas pourquoi je le ferais!
- Nous ne savons pas encore qui viendra. Mais il sera là d'ici un mois. Cela te fera du temps pour te préparer à l'idée de rencontrer ce jeune garçon, et de juger s'il pourra monter. Et pourquoi toi et pas un autre ? Parce que s'il arrive à te convaincre, les autres Draconistes n'essayeront pas de le tuer tout de suite. Nous verrons après pour les Dragons."

Je serre les dents et ressors de la maison. Jamais quelqu'un d'en bas ne pourra être digne de venir ici! Je me mets à courir là où j'ai laissé Japnar.

Lorsqu'il me voit, il me sourit, et je me jette dans ses bras. Enfin, dans ses ailes, surtout. Ses écailles sous le soleil couchant ont une teinte chaude merveilleuse. Son long cou s'enroule autour de moi, et sa tête ornée de sa couronne de cornes de diamants m'éblouit un peu. 

Il est encore  jeune pour un dragon, mais il est celui qui a grandi dans le Feu avec moi. 

Mon frère dragon

Nous avons les mêmes yeux d'émeraude. Le seul à qui je confie ma vie, et qui me confie la sienne.

Japnar, surpris de mon attitude, s'adresse à moi. Sa voix terriblement rauque et grave est chaleureuse à mon oreille.

"Petite sœur, que diantre t'arrive-t-il? Te voilà chamboulée alors que tout allait bien, à ton départ.
- Père veut que je m'occupe d'un Autre d'en bas pour qu'il puisse monter ici. Je n'approuve pas. C'est n'importe quoi! Japnar, qu'en penses-tu ?
- Cela t'est terrible, mais sache que l'inconnu terrifie l'ignorant. Un seul homme viendra découvrir notre peuple. S'il n'est pas digne, nous le renverrons. Allons, je vois que tu brûles de riposter. A la place, et si nous allions voler ? Le crépuscule me taquine les ailes, ce soir."

Je lui souris et hoche la tête pour approuver. Alors que je monte sur son dos, je me dis que décidément, il n'y a que Japnar qui sait m'apaiser en un coup d'ailes

Rien que lui, mon frère dragon.

Draconistes [TERMINE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant