Chère inconnue

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Chère inconnue,

    Nous ne nous connaissons pas ou ne nous connaissons plus... Peu importe. Je me présente : j'ai dix-sept ans et une vie entière, gâchée, me tend le bras. Bien sûr, j'en rajoute, comme d'habitude... et quoique cette idée puisse me réjouir, je ne suis sans doute pas non plus le fils gâché de Dieu. Mais après tout, pour ce que valent ces mots, c'est‑à‑dire je ne sais pas... Pour ce que valent ces mots, peu importe où courir.

    J'imagine que vous me prenez déjà pour un malade mental. Si je savais seulement où vous viviez... je n'aurais pas tant attendu pour griffonner cette lettre. Je vous l'aurais envoyée, j'aurais envoyé tout ce que m'inspira votre souvenir... et c'est tout. Mais peut-être ne vivez-vous nulle part, peut-être n'êtes-vous que pur fantômatisme, peut-être n'êtes-vous que l'image d'une image, que l'illusion d'une illusion, qu'un reflet, clair et perdu, sur une flaque d'urine...

    Chère inconnue, vous me croyez cinglé, et vous n'avez pas tort. Mais si le fou est un homme qui a tout perdu, excepté la raison, que suis-je vraiment ?...

    Chère inconnue, si vous m'aviez rendu moins triste, je vous aurais souri. Si vous aviez osé me regarder, je vous aurais montré ce que je suis vraiment. Et si j'avais su dire les choses, n'en doutez pas, je vous les aurais dites.

    Chère inconnue, si une année vous a suffi pour m'oublier, sachez qu'à moi, il faudra plusieurs siècles... il faudra plusieurs siècles de décomposition, d'existence à l'envers et d'amour incompris pour oublier un peu votre regard cruel. Car il y a dans mes cauchemars, chère inconnue, assez de place pour un souvenir de trop. Vous me croyez cinglé ?... Je suis bien plus que ça : je suis amoureux.

    Quelle belle et triste image de vous, chère inconnue, j'ai pu imaginer à travers mon silence... Combien de fois j'ai pu imaginer vos lèvres sur les miennes, vos cuisses caressées, votre poitrine heureuse et fraîche comme un vent de tombeau... Et que dire de ces baisers qui ne sont plus que des vapeurs lointaines ?... ou de ces rires partagés comme des morceaux de pain ?... Que dire de l'infini qui s'offrait à nos cœurs et que je vois gâché par les bornes du monde ?... Que dire... que dire d'une étreinte qui n'aura jamais lieu et qui nous fait encore rougir ?... Que me faut-il écrire, chère inconnue ?

    J'imagine que vous me croyez fou, et vous avez raison. D'ailleurs, lorsque j'aurai achevé cette lettre, lorsque vous n'aurez rien répondu ou que vous m'aurez dit : « tout est bien trop rangé pour être dérangé », je poserai ce crayon... je poserai ce crayon et je laisserai une folie très douce s'étendre et geindre en moi pour quelques siècles.

Infiniment,

votre inconnu.

Chère inconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant