Chapitre 12: «Ne m'oubliez pas !»

10 1 7
                                    

        —Dans le testament d'Alice, ta mère, il est stipulé qu'elle voudrait que tu gardes un souvenir d'elle. Suis-moi, on va vers les marchés.

        Sans hésiter, je lui emboîte le pas. Il nous fraie un chemin hors des sentiers tracés. Ce doit forcément être un raccourci vers le Nord. Ma solitude m'a quittée. Maintenant, j'ai le besoin de m'adresser à Klade et d'entamer une conversation. Trop de questions me volent dans la tête.

        —Combien sommes-nous, piégés dans ces quatre murs invisibles ?

        —Nous ne sommes pas piégés ! Les Limites sont là pour nous protéger de l'extérieur. Je dirais que nous sommes un bon millier à l'intérieur et une centaine marche dans le centre-ville à l'affût de tout ce qui peut paraître anormal.

        —Quand tu dis «extérieur», tu parles des scientifiques et du Front, n'est-ce pas ? De ceux qui ont tué mes parents et qui m'ont enlevée avec Noah. Que s'est-il passé entre ce moment et l'accident ? Noah t'en a-t-il échangé des mots ?

        —Il m'a seulement raconté qu'il avait perdu beaucoup de sang et qu'il était inconscient la majorité du temps. Il suppose que l'accident a eu lieu quelques heures après les meurtres, mais je ne suis pas de cet avis.

        —Qu'est-ce que tu insinues ? Qu'ils nous ont emmenés à leur bercail ?

        Klade prend un air penseur et hésitant à la fois. Peut-être que mon frère lui a demandé de ne pas tout me révéler, mais j'ai le droit de savoir et il le sait.

        —Je crois qu'ils t'ont soutirées des informations. Et ce, pendant plusieurs jours. L'annonce du décès de tes parents s'est faite bien avant que nous apprenions pour l'accident.

        —J'ai cette question qui me tourmente, mais je ne suis pas certaine de vouloir connaître la réponse, commencé-je en sautant par-dessus une souche sèche. Pourquoi eux, Klade ? Pourquoi mes parents se sont-ils fait assassiner ? Ils n'étaient pas seulement des victimes choisies au hasard. Est-ce à cause de tout cet endroit ?

        —Nous y sommes presque, m'annonce-t-il en dégageant une branche d'arbre encombrante pour déblayer la sortie.

        M'a-t-il écouté et préfère faire la sourde oreille ou n'a-t-il réellement pas entendu ? Il ne parle plus. Il poursuit sa route, la tête droite, sans regard en ma direction.

        Nous débarquons dans une rue grouillante. Il n'y a pas de rue. Ce n'est qu'un vaste chemin d'herbe piétinée. À mon passage, plusieurs personnes se retournent et se chuchotent des mots en me fixant. Quelques-uns viennent me parler et me souhaiter la bienvenue, alors je leur souris.

        Nous arrivons à une petite chaumière. Bien peu de clients pour un endroit bondé comme celui-ci. La porte de bois est entrouverte et Klade ne cogne pas avant d'entrer.

        —Hey Fab ! salue-t-il au grand bonhomme trapu couvert de haillons. Faber, voici Mila. Mila, voici Faber, notre forgeron et bijoutier exceptionnellement.

        Il me serre la main, mais reste muet comme la roche.

        —Alice a demandé à ce qu'une fleur de myosotis soit gravée sur cette dague, explique-t-il en montrant l'arme qu'il venait de me subtiliser. Au-dessus de la garde, sur la lame et, si c'est possible, de lui donner un effet bleuté ou violet pour rappeler l'améthyste de l'étui. Tu sembles le plus doué pour cette tâche.

        Faber acquiesce en prenant soigneusement ma dague de ses grosses mains boursouflées. Le temps d'un instant, j'ai bien cru que Klade allait s'ouvrir à moi et répondre à ma question. Cependant, il ne remua pas ses lèvres. Trop de tension.

        —Pourquoi ma mère a-t-elle voulu une fleur de myosotis ? Elles n'ont rien de spécial, demandé-je en brisant le silence.

        —Ça remonte à une ancienne légende. Un preux chevalier se promenait en compagnie de sa charmante et belle dame près de la rivière, débute-t-il en retrouvant l'allégresse qui l'illuminait à la falaise. Il voulut cueillir une fleur de myosotis pour sa bien-aimée et se pencha jusqu'à en tomber de sa selle dans les eaux effervescentes. Avant d'être emporté par le courant, il lança la fleur à sa dame en criant «Ne m'oubliez pas !». Cette phrase emplie d'espoir est par la suite devenu le surnom du myosotis.

        Lorsque j'ai perdu la mémoire, ma mère n'était déjà plus de ce monde. Elle désirait que je ne l'oublie jamais. Je maudis cet accident. Je maudis ces criminels. Je me maudis d'avoir été si faible dans cette situation. Je ne les pardonnerai pas.

        —Le bouquet qu'Alice tenait en main le jour de la cérémonie du mariage était aussi composé de myosotis. Des bleues et des violettes, à ce que j'ai entendu dire. Je n'y étais pas !

        Cette conversation, courte et compendieuse de ma part, nous a permis de tourner la page sur ma question. Toutefois, je ne l'ai pas oubliée. À peine un quart d'heure passe avant de revoir Faber. Il tient ma dague, protégée dans son fourreau de cuir. Le forgeron me la tend et je le remercie comme il se doit après avoir défait le bouton-pression. Coruscant à la lumière, l'incroyable dessin incrusté dans lame ressemble à un vitrail. Quel talent !

        —Je suis impressionnée ! Merci beaucoup ! Mais... je... je n'ai pas d'argent, dis-je en tâtant ma poche, embarrassée.

        Qu'ai-je encore dit pour que Klade puisse s'esclaffer ?

        —La seule monnaie que nous ayons, c'est l'entraide. Des services que chacun accomplit grâce à ses aptitudes. De toute façon, à quoi bon être riche dans cet endroit ?! Je suis ici depuis dix ans et je n'ai jamais dépenser ! Aux marchés, on n'offre que notre aide à la communauté.

        Nous quittons Faber et sa mutité. Comment est-ce possible ? Un monde sans argent. Sans riche, sans pauvre. Juste des humains. La façon dont parlait Klade sur Raven Creek et les autres civilisations « purement humaines » me laisse croire qu'ils ne sont peut-être pas si humains que ça ! La chose que j'ai apprise aujourd'hui, c'est que rien n'est impossible.
        Absolument rien.

        —Où allons-nous maintenant ?

        Mon compagnon observe le Soleil. Je fais de même. Il doit être autour de dix-huit heures, car l'astre penche légèrement vers l'ouest et le ciel rosit. La journée est passée si vite.

        —Tu veux aller directement au buffet ou préfères-tu faire un détour par chez toi pour enfiler une robe ? me propose-t-il même si, dans son regard et son sourire, je vois qu'il connaît ma réponse. C'est bien ce que je pensais ! Direction le Crux !

Déjà-Vu Tome1: Les souvenirs du FlambeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant