21. LES CHASSERESSES / 2. CELLE QUI PERSÉVÈRE

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     Elle en avait repéré un.

     Mais un seul.

     Un seul ? Étrange !

     D'habitude, il ne se balade jamais tout seul.


     Elle en avait repéré un.

     Il se maintenait sur place entre les algues.

     Il agitait ses nageoires avec lenteur.

     Avec une élégante souplesse.


     Elle en avait repéré un.

     Ni vraiment dodu, ni particulièrement charnu.

     Un corps fuselé dans de bonnes proportions.

     A vue de nez : environ six livres*.

* Équivalence en système métrique : 1 livre = 324 g


     Elle en avait repéré un.

     D'une taille tout ce qu'il y a de plus normal.

     Tout du moins, relativement acceptable.

     Elle estimait sa longueur à un peu moins de deux pieds**.

** Équivalence en système métrique = moins de 60 cm.


     Elle en avait repéré un.

     Qu'elle observait depuis un bon bout de temps déjà.

     Temps qu'elle n'était pas en mesure de quantifier.

     Elle avait juste remarqué que son ombre s'était sensiblement déportée.


     Elle le suivait des yeux avec une attention accrue.

     Pour ne pas dire qu'elle le dévorait des yeux !

     Brûlée par une insatiable avidité.

     Pour rien au monde elle ne le laisserait filer.


     La sirène demeurait aux aguets, tous ses sens en alerte.

     Ses longs cheveux cerise tombaient en cascade dans son dos.

     Elle respirait le moins possible.

     Elle se forçait à ne pas bouger.

     Au moindre geste brusque, il risquait de filer, de se faufiler à travers le champ d'algues et de lui fausser compagnie. Au mieux, le labyrinthe d'algues ralentirait sa fuite et l'empêcherait de s'éloigner ; au pire, il risquait de se volatiliser aussi vite qu'il était apparu.

     Mieux valait s'armer de patience. Elle attendrait donc le temps qu'il faudrait jusqu'à ce qu'il se sentît en parfaite sécurité et qu'il s'attardât à consommer une algue. Dès lors qu'il aurait repéré la friandise la plus appétissante, glouton comme il était, il relâcherait de sa vigilance et alors seulement, elle pourrait l'attraper. Si seulement il ne prenait pas autant de temps à se décider à choisir son repas ! Le choix ne manquait pas pourtant parmi la multitude d'algues identiques.

     Elle l'avait identifié au premier coup d'œil. Sa lèvre supérieure tout à fait unique le différenciait parmi toutes les autres espèces. A cause de cette lèvre proéminente blanchâtre qui remonte sur le bout de son museau, elle l'avait surnommé grosse lèvre d'abord, babines ensuite, puis elle avait essayé grosse lippe avant d'opter enfin pour lippu. La sonorité à l'oreille lui plaisait bien plus. Lippu, lippu, lippu.

SIRÈNES - LIVRE II - L'ÎLE ROCHEUSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant