J'ai mal aux pieds. C'est l'unique chose à laquelle mon cerveau engourdi parvient à penser. C'est aussi la seule chose que je ressens. J'écoutes vaguement le rabbin parler, essaye de distinguer les visages dans la foule sous le rideau de pluie qui me glace les os.Ça aussi je le ressens.
A croire que seules les sensations désagréables atteignent mon système nerveux.
La personne à ma gauche tente de me couvrir avec son parapluie, mais je l'arrête d'un geste. Je n'ai aucune envie d'être protégée aujourd'hui.
"Tu as toujours eu un faible pour les scènes dramatiques"
"Des années d'entraînement pour aujourd'hui"
Aurélien rit ce qui lui attire des regards outrés de la part de l'assistance. Il lève les yeux au ciel.
"Comment vas-tu, Elsa?" demande-t-il tout bas
"On ne peut mieux, et toi?"
"Pareil."
Chacun sait que l'autre ment, mais on s'en fou royalement. L'apitoiement n'a jamais été notre fort, à Aurélien et moi. Huit ans n'auront pas changé ça.
Nous nous taisons, le temps de se rendre compte de l'affliction du moment. Dans notre mutisme passe toute la peine, toutes les larmes refoulées, et tout l'amour que nous ressentons. Tout ceci est si fort, si palpable, que je pourrais enfermer ces émotions dans la paume de ma main.
"Il aura fallu quinze ans et un drame pour qu'on soit à nouveau tous réunis. Ça me débecte." dit Aurélien après notre bref moment de recueillement.
Sa remarque me fait l'effet d'un coup poing dans l'estomac. Il a raison bien-sûr, mais je trouve ça particulièrement hypocrite de la part d'un personne qui n'a pas fait le moindre effort pour remédier à cette séparation.
"C'est vrai que tu m'as beaucoup appelée ces dernières années."
"Elsa..."
"C'est pas le moment, Aurélien. Au cas où tu n'aurais pas remarqué, nous sommes à l'enterrement de notre meilleur ami."
C'est peut être dit de la manière la plus violente qui soit, mais je n'ai pas trouvé autre chose pour qu'il se la ferme, lui et ses états d'âme.
La cérémonie continue, et j'ai toujours aussi mal aux pieds. C'est dû au choc post-traumatique suite au décès de Julien. Je tente d'oublier la douleur qui ne me quittera jamais, pour la remplacer par une douleur éphémère. Mes orteils m'obsèdent. Mes pieds comprimés dans ces escarpins hors de prix me hantent. Foutu trauma.
Mon bipeur vibre dans mon sac et je m'efforce de ne pas regarder de qui l'appel vient. J'ai prévenu l'hôpital de ne pas me biper de la journée, sauf en cas d'attaque nucléaire et d'épidémie de peste, et je suis presque sur qu'il ne se passe ni l'un, ni l'autre. Je tente d'ignorer ça en scrutant la foule, à la recherche de visages familiers, de leurs visages, mais je ne tombe que sur des traits inconnus et tristes, ou ennuyés, ou encore indifférents. Puis je croise enfin un regard connu. Des yeux bleus pervenche et électrisant, rieurs mais moroses, des traits tirés mais toujours aussi beaux, les traces du temps qui a passé d'une manière gracieuse, séduisante même. Marion me souris, tout en s'efforçant de garder un petit garçon dans ses bras. Marion a un enfant, c'est étonnant, elle qui jurait sur tous les Dieux qu'elle refusait de procréer. Comme si elle entendait mes pensées, Marion hausse les épaules, et se concentre à nouveau sur son fils.
"Ça fait tout drôle de la voir avec sa couleur naturelle" dis-je à voix haute ce qui fait penser à Aurélien que je m'adresse à lui.
"C'est vrai, mais le roux lui va mieux que le rose"
Je ne réponds pas et continue à observer les gens. Certains commencent à fatiguer face au discours interminable du rabbin, dansant d'un pied à un autre en grelottant, espérant que tout serait bientôt terminé. Seuls ses parents aux visages livides se tenaient droits, comme des silhouettes fantomatiques. Des âmes à jamais perdues après la mort de leur fils unique.
C'est derrière eux que je le vois. Celui que je redoutais de croiser, tout en espérant qu'il serait là pour me soutenir comme à la mort de mon cochon d'Inde en troisième. Mais en voyant ses traits tirés, les larmes sur ses joues et ses épaules affaissées, je pense que c'est lui qui a le plus besoin de soutien.
"Tu te rends compte qu'on a enfin réussi à se réunir après toutes ces années? Et c'est grâce à Julien. "
"Mieux vaut tard que jamais" je réponds dans un murmure
"Et plus jamais, dans notre cas"
Je tourne enfin mon visage vers lui pour lui adresser une réplique cinglante, mais aucun son ne sort lorsque je vois les larmes briller dans ses yeux. Il a vieillit, et prématurément, il fait beaucoup plus vieux que ses trente-quatre ans. Ses cheveux autrefois noirs de jais sont recouverts de blanc par endroits, comme un fin duvet de neige. Sa cicatrice sur le menton est plus visible que la dernière fois que je l'ai vu, ce qui est surement dût à sa pâleur. Il esquisse un sourire qui n'atteint pas ses yeux.
"Content de te revoir, Elsa"
Par réflexe, je saisis sa main et la serre fort, pour lui transmettre tout le courage dont nous avons besoin à ce moment précis. Il ne se dérobe pas, au contraire, il sert encore plus fort.
Pendant quelques secondes, nous sommes tous quinze ans en arrière, dans le parc du lycée à refaire le monde au lieu d'être aux cours de philo. Des presque adultes plus vraiment enfants qui rêvent de vies extraordinaires entre deux bouteilles un soir d'été, qui ne veulent surtout pas finir comme leurs parents. Pendant un instant, nous sommes de retour.
Le rabbin prononce ses dernières paroles, puis la foule se disperse petit à petit. Certains s'approchent du cercueil et effleurent l'ébène du doigt, d'autres vont adresser leurs condoléances aux parents de Julien. Moi, je ne sais pas quoi faire. Il faut que je bouge, que je fasse quelque chose. Je tourne la tête et constate qu'Aurélien est exactement dans le même état que moi, sa main toujours agrippée à la mienne.
Soudain, il fait irruption devant nous, ses yeux gris délavés emplis de tristesse.
"Marion et moi allons prendre un verre. Vous devriez venir avec nous."
C'est davantage un ordre qu'une proposition. Marion, qui a du laisser son enfant à son père, s'approche de nous à son tour.
"Heureuse de vous revoir" dit-elle d'une voix rauque
Antoine nous tourne le dos et se dirige vers la sortie du cimetière. Marion, Aurélien et moi le suivons en silence, ravis de se retrouver, tout en pleurant le départ de l'un d'entre nous.
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À Nous
General FictionJe n'aurais jamais pensé qu'on se séparerait. Et encore moins qu'on devrait se retrouver. 15 ans après. Autour d'un verre. 15 ans après leur sortie du lycée, une bande d'amis qui se pensait inséparable se retrouvent autour d'un verre improvisé. I...