Cambre-toi, chérie, voilàà c'est parfait ! Entraînée par « Our Love » de Caribou, j'écoute les conseils avisés que me distille Amanda Fielding avec passion. Je me déhanche en ondulant. J'aime tellement danser. C'est mon truc depuis toujours. Et franchement ça me manquait. Il faut préciser qu'il s'agit de strip-tease, une discipline sans conteste assez particulière, mais qu'importe je peux enfin m'exprimer avec mon corps et c'est bien là l'essentiel. Les autres filles me regardent et si je sais que certaines d'entre elles m'attendent au tournant, j'ai fait le vide dans mon esprit dès que les premiers accords ont envahi l'espace feutré du Blue Butterfly , ce club de strip-tease très prisé des amateurs à New York. - Continue, Celia, laisse-toi aller. Génial ! Ça fait du bien de se « laisser aller ». Et d'être ainsi coachée, encouragée. Après quelques saisons passées à servir les clients du Sunshine , un bar bruyant de Las Vegas, j'ai l'impression de revivre. Ce rythme hypnotique me convient parfaitement. Je ferme les yeux pour savourer cet instant. Je m'appelle Celia Campbell, j'ai 21 ans, ma vie ne fait que commencer. Depuis une semaine, ma patronne me prépare à mon nouveau métier. Et dans quelques heures, je vais connaître mon baptême du feu. Seule face au public, livrée à des hommes et à des femmes qui n'auront d'yeux que pour moi. Des dizaines de regards me jaugeront et il me faudra faire abstraction du fait que certains hommes dans l'assistance ne seront pas de simples amateurs d'expression corporelle. - Remonte lentement, Celia, garde tes mains sur les hanches, là, oui, c'est très bien, ma belle... un, deux... petit mouvement sec de nuque en arrière, yes ! trois, quatre... visage de profil... et là, tu redresses les épaules... Parfait ! Et voilà, c'est fini ! Les dernières notes résonnent dans la salle tandis qu'Amanda claque dans ses mains, l'air satisfait. Je m'efforce de retrouver une respiration normale, je me suis tellement donnée que je me sens vidée. Des gouttes de sueur glissent lentement de mon cou vers la naissance de mes seins. Je croise le regard encourageant de quelques filles qui travaillent depuis un certain temps au Blue Butterfly . L'une d'elles, une jolie rousse qui doit avoir mon âge, me souffle un « bien joué » qui me fait chaud au cœur. D'autres en revanche semblent me prendre pour la chouchoute d'Amanda et elles me toisent avec un certain dédain. Pff, on ne peut pas faire l'unanimité, c'est la vie ! - Tu as ça dans le sang, Celia, s'exclame Amanda en s'approchant de moi. Tu es gracieuse, élégante et... Elle s'interrompt, pose ses mains sur mes épaules, me regarde un instant avec douceur, avant d'ajouter sur le ton de la confidence : - ... Et super sexy ! Tu risques bien de faire grimper la température tout à l'heure. Je souris et je rougis un peu. Venant de cette belle femme de 49 ans, je le prends comme un compliment. Amanda est toujours impeccablement coiffée, son port est majestueux. Tout dans son attitude reflète son passé de danseuse professionnelle. Ses vêtements sont très classe et ses grands yeux bleus surmontés d'interminables cils procurent à son regard une profondeur palpable. Sur l'une de ses épaules nues, je remarque le tatouage de papillon qui lui va vraiment très bien. Quand Amanda m'a remarquée dans ce petit bar de Las Vegas où j'officiais en tant que serveuse, j'ai d'emblée accepté sa proposition. Elle m'a fait passer un test de danse qui s'est révélé concluant. Et je l'ai suivie à New York sans me poser la moindre question. J'ai confiance en elle. Amanda Fielding est une reine de la nuit connue, appréciée et respectée de tous. Excellente danseuse, elle a ouvert son club de strip-tease il y a dix ans. C'est devenu un lieu huppé, incontournable pour faire la fête et passer un moment pas comme les autres. De chics et distingués amateurs y viennent le soir pour boire un cocktail en admirant les filles danser. - Ce soir, ma belle, c'est le grand soir. Tu vas les éblouir. Je me mords la lèvre inférieure et je souris à Amanda : - Je vous promets de faire de mon mieux. Elle replace une mèche de cheveux derrière mon oreille et me rassure : - Tu es douée, tout va bien se passer. Tu vas ouvrir le bal en dansant sur « You & Me », le remix d'Eliza Doolittle, d'accord ? Je hoche la tête, j'adore ce morceau. Je l'écoute souvent quand je suis seule dans ma vieille Chevrolet achetée voici deux ans pour une bouchée de pain dans une casse du Kansas. « You & Me », le rythme parfait pour danser comme j'aime le faire. De toute façon, Amanda aurait pu me proposer n'importe quelle musique, j'aurais dit oui. Avec elle, j'ai parfois l'impression d'être une petite fille. Elle est très douce mais elle inspire le respect et on a envie de la satisfaire. Elle m'embrasse sur le front, je perçois les fragrances de son parfum distingué et je retourne dans les vestiaires pour me préparer. De ma prestation de ce soir dépend mon engagement définitif, mais je ne ressens pas trop la pression inhérente à ce genre de situation. J'ai décidé de gérer comme à mon habitude. Il faut dire que mon expérience de petit rat de l'Opéra à San Francisco m'a très tôt appris la rigueur et la discipline. J'ai toujours gardé cette force en moi. Aujourd'hui c'est un avantage non négligeable. Je suis à même de prendre du recul vis-à-vis des choses de la vie : je ne ferai que danser pour ces hommes, pas question que cela dégénère. Sans compter qu'avec Amanda, je me sens en sécurité. Le règlement interne est assez rassurant : Les strip-teases individuels sont autorisés mais les rapports sexuels sont interdits. Les clients du Blue Butterfly triés sur le volet n'ont pas le droit de nous toucher et nous ne sommes pas censées leur adresser la parole. De plus, chacune d'entre nous est protégée par un ravissant masque en dentelle ou en cuir procurant un relatif anonymat. Dans une petite heure, je serai sur la scène et ce sera à moi de jouer ! *** 22 heures, la salle confortable du Blue Butterfly est bondée. Le brouhaha des conversations me flanque le vertige. Mon cœur bat très vite, je dois me contrôler... J'entends çà et là le pop caractéristique des bouteilles de champagne que l'on débouche avant d'en verser le contenu dans des coupes en cristal scintillant de mille feux sous les savants éclairages de l'établissement. En coulisses, à l'abri des regards derrière le rideau de velours pourpre, je scrute les clients installés aux tables : fauteuils club et chandelles sur les tables basses. Le Blue Butterfly n'est pas un de ces clubs aux éclairages crus où les filles sont livrées comme des poupées de chair. Ici, tout semble calculé pour que chacun se sente parfaitement à son aise. Les clients comme les danseuses. C'est cosy, c'est comme un nid où les bonheurs sont protégés. Il y a des hommes seuls, des hommes en groupe, des couples. Certains sont en costume, d'autres en tenues plus décontractées mais toujours chics. Les femmes portent pour la plupart des jupes et des chemisiers hallucinants. C'est très select. Je crois reconnaître un présentateur de journal télévisé et un acteur en vogue. Une bonne partie du Tout-New York se retrouve régulièrement dans l'atmosphère sans pareille arrangée par Amanda Fielding. Le régisseur me fait un signe pour m'indiquer de me tenir prête. J'entends la voix suave d'Amanda annoncer ma prestation : - J'ai l'honneur de vous présenter la ravissante Lily Diamond. Elle est jeune, gracieuse et elle bouge comme personne. Je vous demande de lui faire un triomphe, car c'est une grande première pour elle. J'apprécie la façon dont Amanda dynamise le public. Je souris à l'évocation de mon nom de scène. C'était celui de notre héroïne de livre préférée à Helen et moi. Je me laisse aller quelques secondes à l'évocation de mes souvenirs d'enfance et d'adolescence avec ma meilleure amie de l'époque. Nous étions alors élèves à l'Opéra. Je ne l'ai pas vue depuis si longtemps. Elle me manque. Stop, ce n'est pas le moment d'être nostalgique ! J'inspire profondément en observant les doigts du régisseur qui se replient un par un. Quand son poing se ferme, les premières notes de « You & Me » résonnent, le rideau s'écarte et j'entre en scène. Les applaudissements du public me transportent d'emblée. Je porte une robe en lamé, des talons hauts, et mes cheveux blonds sont coiffés en chignon. J'incarne une jeune fille sérieuse censée se laisser aller sur la musique au point de se dévêtir et de révéler peu à peu sa vraie nature. J'ai tellement envie de les éblouir ! Je commence à danser, esquissant des mouvements langoureux. Sous une poursuite qui m'auréole d'une lumière orangée, je me laisse pénétrer par la musique. Je balaie la salle du regard, l'air innocent. Je ne distingue pas bien les visages. Je croise des regards concentrés au premier rang et ce désir latent dans les yeux de la plupart des hommes. Sans cesser mes ondulations, je défais mon chignon et tourne la tête de droite à gauche pour libérer mes cheveux. Des applaudissements résonnent aux quatre coins de la salle. Encouragée par l'enthousiasme de mon public, je monte de quelques degrés dans la sensualité. Mes mains passent naturellement sur les courbes de mon corps tandis que je me déhanche en parfaite osmose avec le remix. Je me sens bien, je n'ai peur de rien. C'est étrange mais c'est presque excitant de m'offrir de cette manière. Je suis là, livrée, et en même temps je suis inaccessible. Tout à l'heure, je serai quasi nue devant ces inconnus, mais en fin de compte, c'est moi qui mène la danse. Je fais descendre la fermeture Éclair de ma robe sans cesser de bouger en rythme avec la musique. Avec lenteur, je fais glisser le vêtement jusqu'à mes pieds. Je libère une cheville et de l'autre j'envoie la robe parmi les spectateurs du Blue Butterfly . Les applaudissements redoublent, la tension monte. Waouh, c'est vraiment excitant.
J'ai chaud mais je ne dois pas être la seule à l'heure qu'il est. Un sursaut de lucidité me fait frissonner. Je me visualise un instant sur cette scène, avec mon string, mon soutien-gorge à balconnets et mes talons hauts. Je suis vraiment exposée, là... j'ai réussi, j'ai passé le cap ! Après tout je m'en fiche, personne ne peut me reconnaître. L'éclairagiste est très doué qui plus est, créant entre la scène et le public une sorte de mur lumineux aux douces tonalités. C'est comme une barrière de protection, un vêtement de lumière qui me rend à la fois désirable et inaccessible.
Pour m'aider à garder le bon cap, j'imagine que c'est un rêve... Et je me sens bien dans ce rêve. Je me fonds dans un état de demi-conscience, juste désireuse de combler les spectateurs présents dans la salle, et je suis presque surprise quand résonnent les dernières notes de « You & Me ». Je demeure immobile, visage de profil, mains sur les hanches. Les applaudissements qui s'ensuivent alors me bouleversent. C'est une sensation incroyable : je viens de réussir mon baptême ! Ma voix un peu rauque murmure un « merci » presque timide au public du Blue Butterfly.