L'étourdie (texte complet)

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Le métro parisien ressemble à tous les métros du monde. Les usagers des transports en commun ont comme caractéristique d'être pressés, anonymes et fuyants. L'important est d'aller d'un point A à un point B, le plus vite possible et sans incident fâcheux. Or, depuis que Nathan prend la ligne un, tous les matins à la même heure, suite à une mutation au sein de sa boîte, il doit faire face régulièrement à des désagréments.

D'un naturel routinier, il s'installe toujours dans le troisième wagon. Il a repéré l'endroit du quai où s'arrête le métro et s'y tient précisément pour monter parmi les premiers. Il observe ce rituel depuis déjà deux bonnes semaines.

Il s'assoit rarement, il préfère rester debout, surtout à cette heure de pointe. Chaque jour, il profite des vitres pour vérifier son apparence, pourtant parfaite, comme d'habitude. Son travail auprès des clients mécontents d'une grande firme l'oblige à bien présenter. Aussi porte-il un costume taillé sur mesure. Peut-être ses cheveux sont-ils un peu trop longs, mais à peine. C'est la seule concession qu'il se refuse de faire à un look BCBG. Selon son ex, cela lui donne un air « canaille » et l'idée l'amuse.

Nathan est conscient que sa vie avance sur des rails et que l'imprévu n'a pas voix au chapitre dans son existence, mais il s'en accommode très bien. L'ordre au quotidien le rassure, tant pis si cela n'est pas en accord avec son époque. Alors quand débarque dans le métro une petite tornade rousse montée sur talons, il ne lui accorde pas de prime abord une attention particulière. Car personne ici ne se voit vraiment, on évite de s'attarder sur les autres. Hommes et femmes sont trop occupés par leur téléphone, leur journal ou la musique qui les isolent.

Malgré tout, difficile de ne pas la distinguer dans la masse. Le premier jour, elle se jette dans la rame au moment où la porte se referme. Sa robe manque de rester coincée, mais elle la dégage in extremis. Ensuite, au lieu de se tenir tranquille, elle force le passage pour s'installer plus loin et, du coup, à quelques pas de lui. C'est là que leurs regards se sont rencontrés pour la première fois, par reflet interposé. Nathan, par habitude, retourne assez vite à son smartphone.

Et depuis, chaque matin il la croise. Elle prend le métro deux stations après lui. On la repère facilement entre sa chevelure flamboyante et sa valise à roulettes en imitation cuir matelassée rose bonbon. Parmi la foule grise, elle détone. Comme si cela ne suffisait pas, elle porte toujours des robes chamarrées assez courtes, de gros bijoux ou des accessoires bizarres, comme une paire de gants en daim à boutons colorés en plein mois de juin, une ribambelle de fausses fleurs perchées dans sa coiffure... Presque sans y penser, il commence à la chercher chaque jour et la détaille, avant de revenir à son téléphone.

Jusqu'à ce jour où il la trouve devant lui.

– Bonjour, je suis désolée de vous déranger...

Il ne répond pas, attendant qu'elle finisse sa phrase. Dans le métro on est suspicieux, c'est ainsi. Entre les SDF qui font la manche et les gens étranges ou saouls, la méfiance s'impose.

– J'aurais besoin d'un mouchoir, explique-t-elle, devant son mutisme têtu.

Il cligne des yeux, surpris, et tâte ses poches d'un geste automatique. Finalement, il déniche un paquet de Kleenex. Il le lui tend et elle hésite un peu avant de le prendre. Elle baisse la tête et bafouille un remerciement, son visage soudain coquelicot est bien assorti à son boléro grenat. Ils restent face à face et Nathan remarque qu'elle est jolie. Fine, des joues rondes et des pommettes discrètes, elle a le nez busqué et des lèvres charnues. Un front large que dissimule une frange en biais lui donne un air intelligent, presque hautain. Impression aussitôt contredite par ses yeux expressifs et pétillants.

L'étourdie (nouvelle complète)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant