V. Jaadhur

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Franchis les ténèbres, traverses les limbes de l'ignorance. Va sans artifice, avec un cœur juste... rejoins les rives pures de la sagesse, jusqu'en Obhasā.

Telles furent les dernières paroles de celui qui m'avait recueilli. Les seules que je n'ai jamais laissé sombrer dans les millénaires obscurs de mon esprit errant.

Imarudh devint mon père quand il m'arracha à une mort certaine alors que j'étais encore jeune enfant.

Le cinquième jour de l'octade second 5242, le centre de transmission de Talissande, la planète sur laquelle j'avais vu le jour, reçu un message d'alerte qui prévenait de l'arrivée imminente d'une armada ennemie dans le système et informait notre défense des conséquences fatales d'une quelconque riposte ou refus de reddition. Une flotte destinée à l'évacuation et à l'acheminement des réfugiés venait d'être envoyée.

Les ombres des vaisseaux de guerre titanesques gravitèrent dans le ciel de Talissande durant huit décades. La suprématie denebb transgressait tous les protocoles universels d'armement qui étaient alors en vigueur. Leur technologie avancée leur permettait d'obturer totalement l'atmosphère de la planète qu'ils convoitaient au moyen d'un fluide volatile qui se propageait dans toute la stratosphère, puis, en se solidifiant et en s'opacifiant, formait un écran qui isolait l'astre de tout rayonnement lumineux. Inexorablement, toutes les formes de vie s'éteignaient les unes après les autres ou étaient contraintes à l'exil.

Les Denebbs laissèrent s'écouler un délai minimal avant de déployer leurs forces au sol. Ils se préoccupaient avant tout de préserver au mieux la faune et la flore de leur futur habitat. Toutes les espèces intelligentes avaient été sommées de quitter la planète. En cas de non observation de cet ordre, les armées denebbs éradiqueraient, dans la nuit noire et sans fin qui régnait, toute forme de résistance en une offensive brutale qui ne laisserait aucun survivant.

Talissande, la mère fertile, celle que l'on chante encore de nos jours, celle que l'on pleure, fût ainsi perdue pour les colons qui avaient fait d'elle un joyau de vie et de prospérité. Je n'ai aucun souvenir de cette période de ma petite enfance, et, lorsque je replonge avec force dans les mers de l'oubli, ma mémoire semble se perdre dans les méandres d'un temps trop sombre, qu'elle se refuse à révéler. Est-ce aussi parce que je passai quatre années de ma jeune vie en cryostation, lors de l'exode, à bord d'un astronef militaire en route vers les systèmes d'Ishvarā, notre galaxie d'accueil.

Pendant longtemps, je fis ce rêve dans lequel l'emprise glaciale d'une nuit dense, organique, substance molle du corps de l'ombre, cherchait aveuglément à m'étouffer dans une étreinte flasque. Pendant un long moment, je me débattais dans cette masse froide, noire et gélatineuse, et soudain, en un jaillissement de lumière, j'étais tiré vers la surface... mes petits bras d'enfant nu se cramponnaient aux solides épaules d'Imarudh dans des nuées de feu et de cendres. Je me laissai alors porté en retombant dans un sommeil semi-conscient, bercé par les mouvements symétriques des pas de la créature à laquelle j'étais accroché.

*

L'Auroris amorça son entrée dans le champ gravitationnel d'Ishvarā. Les vastes compartiments de caissons cryogéniques déversaient un flot d'individus engourdis à la démarche peu assurée. Çà et là, le long d'interminables baies d'où l'on pouvait voir au loin les bras majestueux de la galaxie illuminer le cosmos, des androïdes accueillaient et orientaient les réfugiés de Talissande vers les chambres de rééducation. Comme ceux de mon âge je me rétablis rapidement de ce très long sommeil et fus placé avec les autres enfants dans des aires d'accueil éducatives. Peu à peu, les dortoirs qui débordaient d'une progéniture incontrôlable se vidaient. Dans des effusions de larmes et des cris de joie, des parents serraient leurs petits dans leurs bras puis s'en allaient vers d'autres secteurs du gigantesque vaisseau.

Les Forêts d'AcoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant