Calais, 7 rue du Château, 19h34
- Mange ta pizza.
Je baisse les yeux sur ma part de pain brûlé, de tomates déconfites et de fromage artificiel. Cela fait depuis ce matin que je n'ai rien mangé. Mais je n'ai pas faim. J'ai juste cette envie de vomir qui me colle à l'estomac depuis...
Oui depuis.
Mon père me réprimande à nouveau. Je tends avec dégoût mon bout de pizza aux hormones vers ma bouche et en croque un bout. Le fait de l'avaler manque me faire vomir. Mon père me crie :
- T'as qu'ça à fiche de faire le clown ? Mange !
Je me remets à l'ouvrage avec lenteur. Mon père a déjà avalé une pizza entière et s'attaque à la mienne. Peu m'importe. Je n'ai pas faim. Ma part finie, je me lève et débarrasse. Je dépose les assiettes et les couverts dans l'évier et fait couler de l'eau chaude. Du produit vaisselle, de l'eau, une assiette, frotter. L'égoutter, l'essuyer, la ranger. Je ne veux penser à rien d'autre. Sitôt fini, je file dans ma chambre. Il me reste environ un quart d'heure avant que l'émission débile de mon père se termine et qu'il aille se coucher. Un quart d'heure de calme.
J'enlève ma chemise et m'observe dans le miroir. Je croise mon regard. Je détourne les yeux comme s'il m'avait brûlé. J'ai ses yeux. Exactement les mêmes. Vert diamant, disait maman. Vert d'oie, disait papa.
J'ai maigri, ça se voit. Mes côtes saillantes ressortent sur la blancheur de ma peau. Mon visage est bien plus fin. En fait, je suis maigre comme un clou. J'enfile mon pyjama. Il ne me reste plus que...je regarde mon réveil...moins de dix minutes pour pleurer. Après ça, mon père passe dans ma chambre pour éteindre la lumière. Mais je ne peux pas pleurer. Je n'y arrive pas. J'ai sûrement usé toutes mes larmes.
Mon père éteint la lumière sans un « bonne nuit ». Je me glisse dans mes draps en frissonnant, la seule lumière de ma chambre émanant de mon réveil réglé à six heures, mon lycée se situant à presque une heure de métro. Des étoiles phosphorescentes brillent au plafond. Je suis trop grand pour ça, pourrait-on dire. Mais c'est avec maman que j'ai accroché ces étoiles. Et rien au monde ne me les ferait décrocher. A part peut-être cet événement qui c'est produit seulement deux semaines plus tard.
- Je voudrais faire des études de dessin.
Mon père s'est tourné vers moi avec un mélange de stupéfaction et de colère. Il a ouvert plusieurs fois la bouche puis l'a refermée. Un tic nerveux a commencé à agiter son sourcil droit.
- De dessin ?
Je hoche la tête. Ne pas parler. Surtout ne dire que le nécessaire. Ne pas en rajouter. Mais mon père ne semble pas vouloir prendre la parole. Je continue prudemment :
- Il paraît que je suis doué. Ma...ma prof d'art plastiques pense que je devrais essayer d'entrer à l'école des beaux arts de Paris. J'ai un niveau suffisamment bon pour y entrer d'après elle. Mais il me faut de l'argent.
Mon père semble enfin m'entendre. D'un bond, il se met debout en faisant tanguer dangereusement sa chaise. La table nous sépare, seul rempart entre sa colère et moi.
- Toi, tu veux faire du dessin ? Du dessin !
Il se met à rire, d'un rire affreusement faux. Ses mains tremblent. Il m'empoigne par le col de mon polo et me tire vers lui. Un mélange de tabac et de bière me prend au visage quand il me souffle :
- Tu feras ce que je te dirai, quand je te le dirai et où je te le dirai ! Alors ton Paris, tu peux l'oublier ! Et ton école se passera bien de toi !