L'eau. Partout autour de moi. C'est la première fois que j'en vois autant. Chez moi, nous avons du mal à trouver de l'eau pour boire, et ici il y en a tant. J'ai l'impression de rêver. Mais après tout ma vie n'est-elle pas un rêve continu depuis que je suis parti ?
J'entends un bruit. Celui des vagues qui percutent mon bateau. Acheté avec mes dernières économies à un homme croisé au détour d'une ruelle. Tout comme mon gilet, c'est tout ce qu'il me reste hormis ce que je porte sur moi. Chaque vague m'effraie un peu plus. Le bateau tangue tant que j'ai peur de tomber. La peur qui m'emplit les entrailles, je l'ai connu tant de fois au pays que je ne la ressens plus. Je ne peux plus faire demi-tour. Ce serait un échec, un abandon, une trahison de ma famille. Ils comptent sur moi, il m'est impossible d'abandonner, je dois y arriver. Et même si je le faisais, où irais-je ? Avec ma famille, revivre la guerre civile ? Non. Je dois continuer, toujours. Alors, je respire et me redresse dans ma bouée.
Une vague, et une pensée m'envahit. Je reviens en arrière, et revis ma vie. Depuis toujours j'ai vécu dans la répression, mais depuis quelques années la situation est devenue invivable. Le meurtre. La violence. L'omniprésence d'une autorité devenue dictature. Moi, j'ai pu m'en aller. Mais tous ces gens de mon village, et de tant d'autres, qui restent là-bas par manque d'argent ou parce qu'ils ne sont pas en état d'entamer un tel voyage. Une fois arrivé de l'autre côté de la mer, je les aiderai. Je trouverai un moyen d'arrêter tout ça.
Une autre vague, et je dois me raccrocher au bord de l'embarcation pour ne pas tomber. J'ai si mal. Une douleur psychologique, celle d'abandonner ma famille, ma pauvre mère, ma soeur. La dernière fois que je les ai vues, ma soeur me donnait tout l'argent que le village avait réuni pour mon voyage, et me promettait de faire de son mieux pour soigner ma mère. Mais je sais qu'elle décèdera bientôt. Depuis que mon père est mort au combat, elle n'est plus la même. Le teint pâle et le regard vide, elle avait convaincu tous nos voisins de réunir des fonds pour que je m'en aille. Elle avait donné le peu d'énergie qu'il lui restait en parlant à chaque personne. Leur expliquant à quel point il était nécessaire de sauver au moins l'un d'entre nous, que j'étais le plus apte à réussir du fait de ma jeunesse. J'étais parti, regardant dans ses yeux pâles la mort s'approcher, tandis que moi je m'éloignais.
Mes membres courbaturés me faisaient aussi payer ces derniers jours pendant lesquels j'avais voyagé par tous les temps, sans la moindre protection contre quoi que ce soit et quiconque.
J'étais restée une journée au bord de la mer, attendant le courage. Admirant cette étendue bleue où se reflétait le soleil. Puis, le soir venu, équipé autant mentalement que matériellement, j'étais parti. Je ne voyais que les vagues qui allaient calmement se poser contre le sable doux de la plage. Maintenant, je vis la face cachée de la mer. Le vent s'est levé. Les vagues deviennent féroces, elles heurtent violemment mon bateau, poussant de toute leur force pour me faire chavirer. Mais je résiste. Le ciel aussi avait changé, la lumière de la lune qui a éclairé mon départ est désormais cachée par des nuages sombres. Le manque de lumière réduit fortement la visibilité, à tel point que je ne distingue plus le dessous de la mer. Quelques temps plus tôt, alors que ma main touchait l'eau suite à une vague plus violente que les autres, j'ai pu sentir le contact rugueux d'un poisson. J'en étais restée pétrifié pendant plusieurs minutes.
Une goutte me touche. Je pense pendant un instant que c'est une éclaboussure de plus, avant de remarquer les éclairs à l'horizon. Avec toute ma chance, j'étais tombée en plein milieu d'un orage. L'onde redouble de puissance. Sa volonté de destruction se confronte à ma maigre embarcation, bouclier plus symbolique qu'utile dans ce combat inégal. Le son me parvient plus fort, la lumière par à-coup m'agresse les pupilles, et la fraîcheur de l'eau trempée sur mes vêtements me fait frissonner sans discontinuer. Un éclair s'écrase à quelques mètres de moi. Une nouvelle vague s'offre à moi et m'emporte dans ses flots, m'obligeant à lâcher mon embarcation. Je me retrouve perdu, le courant m'emporte dans tous les sens. L'eau s'infiltre partout en moi, je n'arrive plus à respirer. Mes poumons se remplissent d'eau, chaque inspiration m'en emplit davantage. J'agite les bras dans tous les sens, mais ne trouve rien pour m'accrocher. Bientôt je n'aurai plus de force pour lutter. Déjà, mon cœur ralentit. Je veux lutter, mais mon corps ne me le permets plus. Je sombre lentement dans les abysses de l'océan. J'aperçois une dernière fois un reflet rond, un visage. Celui de ma mère. Elle m'observe, depuis le ciel. Et je vois dans ses yeux tout l'amour qu'elle me porte. Et je vois dans ses yeux toute la détresse du monde.
Je t'en prie, pardonne-moi.
